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Challenge glacial

Thomas Huber, mercredi, 21. mars 2018

Que faire lorsque Stephan Siegrist demande si l'on veut faire l'ascension du Cerro Kishtwar avec lui ? Accepter, bien sûr. C'est du moins le cas de Thomas Huber et Julian Zanker. Outre leurs compétences en alpinisme et leur soif d'action, ils apportent au Cachemire leurs propres rituels porte-bonheur. Malgré tout, ils doivent prendre une décision difficile sur place ...

Vers trois heures du matin, le cuisinier Surij nous réserve un réveil militaire. La nuit est étoilée et glaciale. Julian, le benjamin, s’étire vers l’avant et enfile sa chaussure gauche avant la droite. Les alpinistes aussi sont superstitieux. Après un petit-déjeuner sur le pouce, nous quittons le camp de base. Notre destination : la face nord-ouest du Cerro Kishtwar. Pour la seconde fois. Parviendrons-nous à nos fins cette fois-ci ? Stephan scrute le ciel à la recherche d’étoiles filantes qui pourraient nous porter chance. Quant à moi, je pose un petit caillou rougeâtre sur un plus grand caillou en forme de coeur dont la pointe est tournée vers le Cerro. À chacun son rituel. La paroi de granit se dresse à la verticale dans le ciel. Notre challenge, notre aventure. C’est maintenant ou jamais !

UN SPECTACLE GRANDIOSE
Stephan m’a envoyé une photo du Cerro Kishtwar il y a une année. J’ai alors pensé qu’on ne pouvait pas trouver mieux. Les alpinistes ne cessent de s’extasier devant ce sommet de six mille mètres au Cachemire qui ressemble au Cerro Torre. En 1993, Mick Fowler et Steve Sustad ont été les premiers à atteindre le sommet de cette montagne culminant à 6 155 m par les faces nord-ouest et nord-est. Presque deux décennies se sont écoulées jusqu’à ce que le sommet soit conquis pour la deuxième fois : déchirée par les conflits, la région du Cachemire a été interdite aux alpinistes étrangers depuis le milieu des années 1990. Les dispositions n’ont été assouplies qu’à partir de 2010. À peine une année plus tard, Stephan a entamé un voyage dans cette région controversée et peuplée de sommets de six et sept mille mètres, située entre l’Inde, le Pakistan et la Chine. Il a gravi le Cerro Kishtwar par la face nord-ouest en compagnie de Denis Bordet et David Lama. Dans les années qui ont suivi, Stephan est souvent retourné au Cachemire, où il a réussi sept premières ascensions et ouvert une nouvelle voie sur le Kishtwar Shivling.

Il réfléchit actuellement à ouvrir une nouvelle voie sur le Cerro Kishtwar, sur une paroi encore vierge. Après deux tentatives infructueuses au Latok I, j’ai été immédiatement séduit par l’idée. Un troisième échec de suite serait désastreux pour mon égo d’alpiniste. Il s’agit donc d’une trêve bien pratique dans mon projet au Latok I. Une nouvelle destination et un autre challenge. Voilà précisément ce dont j’ai besoin en ce moment. J’ai donc répondu présent sans hésiter.

PRÉPARATIFS SUR PLACE
Cachemire, une année plus tard. Au début septembre, Stephan et moi effectuons un pèlerinage dans la vallée peuplée de Machail, qui abrite l’un des plus grands temples hindous. En août, quelque 80 000 personnes font un pèlerinage jusqu’au temple. Les touristes sont en revanche peu nombreux. Lorsque nous arrivons, le lieu est désert. Des drapeaux colorés flottent dans le vent. Seules les ordures au bord du chemin témoignent de la foule humaine présente ici le mois précédent. Après Machail, le paysage se fait plus sauvage. Après

« Cela a été une grande chance pour moi de pouvoir vivre cette aventure avec Stephan et Thomas. Ils m’ont beaucoup appris. »

une nuit à Sumchan, le dernier village – désormais bouddhiste – sur notre chemin vers Kishtwar, nous ne rencontrons que des bergers dans ces hautes vallées qui semblent marquées par la tradition islamique. La cohabitation des différentes religions semble fonctionner, du moins dans cette vallée.

Lorsque nous atteignons enfin le camp de base, situé à près de 4 000 m d’altitude sur une moraine, nous avons six jours de marche dans les jambes. Mais les conditions météorologiques sont si bonnes que nous repartons en direction du Cerro Kishtwar le lendemain déjà afin d’installer un camp de base avancé à 5 050 m. En route, je ne cesse de m’arrêter. Certes, j’ai déjà vu un grand nombre de montagnes impressionnantes. Pourtant, je n’en reviens pas de découvrir un paysage aussi sauvage. Une fois l’intégralité du matériel transporté au camp de base avancé (quelque 150 kg d’équipement), l’aventure peut commencer. Enfin ! La face de la montagne exerce une telle fascination sur nous que nous pouvons à peine contenir notre impatience : dans la partie inférieure, une pente raide gelée de près de 400 m de hauteur avec des passages combinés ; au-dessus, un mur de granite haut de 600 à 700 m. À gauche, on voit les traces d’une première ascension dans la glace ; à droite, celles de Siegrist, Bordet et Lama, qui datent de 2011. La voie que nous convoitons est au milieu. Bien que l’entreprise semble difficile, les systèmes de fissures sont bien visibles et, donc, calculables.

Julian nous rejoint enfin. Il n’a pas pu venir avant, car il devait terminer sa formation de guide de montagne. « Il ne te reste qu’à dérouler ton sac de couchage et à enfiler ton baudrier », lui disons-nous en guise d’accueil. Après une brève phase d’acclimatation, nous attaquons : nous assurons la partie inférieure de la paroi avec des cordes fixes, puis tirons les sacs de hissage jusqu’au rocher du départ : un portaledge, des sacs de couchage, des matelas, un réchaud, tout l’équipement d’escalade ainsi que les provisions calculées avec précision. Nous entendons atteindre le sommet en cinq jours, peut-être quatre si tout se passe bien. Nous avons donc besoin de repas principaux et de barres énergétiques pour cinq jours, de deux boîtes de Mineraldrink, de müesli, de café en poudre et d’oursons en gomme. Sans oublier un morceau du meilleur lard de mon boucher à Berchtesgaden.

ASCENSION DIFFICILE
Nous retournons une fois encore au camp de base. Le temps pour chacun d’optimiser son équipement personnel, de dormir, de manger et de se préparer à cette ascension décisive. En ce dernier jour de septembre, le vent s’oriente au nord. L’humidité résiduelle, responsable des fréquentes précipitations de l’après-midi, a disparu en laissant derrière elle un ciel bleu acier sans nuage. C’est parti. Au-dessus du départ, une minuscule fissure s’étend sur près de 150 m jusqu’à une vire. Qui commence ? Sans un mot, Julian s’équipe de coinceurs, de stoppers, de pitons et de bird beaks. Les chaussons d’escalade et la magnésie restent pour l’instant dans le sac de hissage. L’endroit est ombragé et il fait froid, peut-être moins dix degrés. Le soleil ne fera pas son apparition avant l’après-midi. Stephan construit notre camp, un portaledge pour trois personnes. Je fixe la corde dans le dispositif d’assurage. Julian pose le premier bird beak deux-mètres au-dessus du départ. Ce crochet hybride est devenu l’outil principal en escalade artificielle moderne ; il permet de maîtriser des passages presque compacts sans devoir creuser un trou dans la roche. Trois heures après, Julian installe un relais. Stephan le relève. Je m’installe confortablement dans le portaledge quand j’entends des jurons au-dessus de moi. Toutes les fissures sont fermées. Ne pouvant rien changer à la situation, je fais la sourde oreille. Le soir, nous n’avons réussi que 50 mètres. Nettement moins que prévu. Et trop peu pour atteindre le sommet en cinq jours.

Le lendemain, après avoir pris un rapide déjeuner – quelques cuillerées de müesli et une tasse de café – je monte avec Julian jusqu’au point de retour de la veille. Je monte tant bien que mal tandis qu’il m’assure. Sans les bird beaks, je serais perdu. Peu après midi, j’atteins la vire où nous installons notre prochain camp. Julian, qui m’a assuré pendant quatre heures, est gelé et ne sent plus ses

« Lors de ma première tentative déjà, j’ai été envoûté par cet univers montagneux spectaculaire, par l’esthétique des montagnes et les nombreuses voies encore jamais pratiquées. Pour couronner le tout, on n’y rencontre pratiquement aucun alpiniste ou touriste. »
STEPHAN SIEGRIST

orteils. Stephan prend la relève. Je traverse la vire neigeuse vers la droite et je découvre enfin des fissures parfaites ! Le soir, je suis totalement euphorique et optimiste. Mais le troisième jour, c’est la désillusion : seulement 35 mètres en six heures ! Nous n’avons même pas gravi un tiers de la paroi. Stephan a la main enflée et Julian ne sent plus ses orteils. Quant à moi, je lutte contre la peur d’échouer une fois encore. Nous réduisons les portions de nourriture et tentons de trouver le sommeil en réfléchissant à tous les scénarios possibles. Continuer ? Réduire au maximum les rations de nourriture et rassembler toutes nos forces ? Ou faire marche arrière ? Fixer des cordes d’escalade afin de pouvoir atteindre le statu quo de notre camp de base en un jour ? Je sens quelque chose dans la poche de ma veste. C’est une petite pierre que ma soeur m’a offerte avant mon départ. Le mot courage est écrit dessus. Redescendre maintenant ne serait pas synonyme de fuite mais de courage. Nous pourrons alors nous reposer et essayer une fois encore en rassemblant nos forces et notre confiance. Le jour suivant, nous retournons au camp de base.

LE PLEIN D’ÉNERGIE POUR UN NOUVEL ESSAI
Huit octobre. Nous sommes de retour au point de départ de la paroi. Quelques jours nous ont suffi pour recharger nos batteries. Le matin, le temps est agréable. Mais le vent tourne et apporte nuages convectoriels et chutes de neige l’après-midi. Bien que les conditions ne soient pas idéales, personne ne pense à faire marche arrière. Nous sommes prêts à accepter tout ce que la montagne nous réserve et à repousser nos limites.

Et nous devons en effet les repousser. Escalade artificielle difficile dans des conditions extrêmes : les fissures sont gelées et nous sommes submergés par des spindrifts dans la montée. Dans le portaledge, tout est humide ou gelé, nous privant de tout confort. Les températures chutent parfois jusqu’à moins vingt degrés. Le soir du cinquième jour, nous avons atteint une petite vire rocheuse à 6 100 m d’altitude. Au-dessus, la déclivité diminue et nous sentons que le sommet est proche. Le matin du 14 octobre, un ciel sans nuage nous attend et le soleil levant recouvre les montagnes environnantes d’une douce lumière. Les derniers cent mètres sont un cadeau : escalade combinée facile jusqu’à une brèche. De là, le sommet est atteint en quelques pas. Le vent est nul. Stephan, Julian et moi parcourons ensemble les derniers mètres et pouvons à peine croire à notre bonheur. La voie devrait s’appeler « Har Har Mahadev ». Cette phrase issue de la mythologie hindoue a été dédiée au dieu Shiva et pourrait signifier « Améliore tes valeurs morales afin de surmonter ta peur et de venir à bout des situations dangereuses. » Ou comme on dirait chez nous « Secoue-toi un peu ».

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