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Du K2 au Breithorn et d'autres obstacles : Interview avec Nicole Niquille

Stephanie Geiger, jeudi, 13. juin 2024

Nicole Niquille a été la première Suissesse à devenir guide de montagne, puis à s’attaquer aux plus hautes montagnes du monde. Mais depuis un accident survenu il y a exactement 30 ans, elle se déplace en chaise roulante. Dans notre interview, elle parle de l’alpinisme moderne à très haute altitude, de la restriction des libertés en montagne et du quotidien – et aussi pourquoi le Breithorn est aujourd’hui plus beau qu’autrefois.

Stephanie Geiger : Nicole Niquille, cela fait longtemps que nous n'avons plus de nouvelles de vous. Comment allez-vous? 

Nicole Niquille : Je vais très bien, merci. Ma vie ne s’est pas arrêtée le jour qui m’a cloué en chaise roulante. Elle a seulement pris une autre orientation. Ma vie n’est pas celle dont je rêvais adolescente : une vie dans la montagne, cheveux au vent et partagée avec des compagnons de cordée. J’ai quand même eu le privilège de vivre cette vie-là pendant une décennie ! Mais maintenant, je ne changerais ma vie actuelle contre celle de personne ! C’est ma vie, je l’aime comme elle est, avec ses obstacles.

Depuis l’accident en mai 1994, presque 30 ans ont passé. Sur une échelle de 0 à 10, quelle doit être notre force pour pouvoir vivre la vie de Nicole Niquille ?

Dix. C’est clair.

Je pense qu’on pourrait même étendre l’échelle et dire onze. Vous étiez une pionnière : en 1986, vous étiez la première Suissesse à obtenir le brevet de guide de montagne. Vous avez été la première femme à atteindre des altitudes de plus de 8000 mètres sans oxygène. C’était au K2. Établir des records, être la première… c’était important pour vous ?

Non, ça n’a jamais été un but en soi et ça ne l’est toujours pas. Lorsque je suis devenue guide de montagne, je ne savais pas que j’étais la première Suissesse. À l’époque, il y avait déjà Renata Rossi qui était guide de montagne et qui vivait en Suisse. Ensuite, c’est parce que je voulais faire le K2 sans oxygène que je suis devenue la première femme à se balader sans oxygène au-dessus de 8000 mètres. Je vis avec ces records, je ne les ai pas recherchés. Mais décrocher ces records m’a tout de même montré que je devais être plutôt douée.

A gauche: Nicole Niquille au Gasherbrum, 1991. A droite : Seule parmi les hommes : Niquille était une pionnière de l'alpinisme féminin en haute altitude (© Ephraim Bieri).

Avec votre partenaire de l’époque, Erhard Loretan, vous avez été au K2 et à l’Everest. C’était dans les années 1980. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Je lis les récits d’expéditions actuels, et je remarque clairement que ce n’est plus comme c’était. Il n’y a plus rien de comparable. Dans les années 80, pour nous comme pour tout le monde, réaliser une expédition était encore une véritable aventure. Nous avions tout planifié minutieusement. Rien que les préparatifs ont duré une année. Nous avons porté tout notre matériel, et nous étions en route sans oxygène et sans porteurs. Pour l’expédition au K2, nous avons vécu sur le glacier pendant deux mois. En tout, seules trois expéditions convoitaient le K2. Des Français, des Coréens et nous les Suisses.

Des grands noms étaient présents : en dehors de vous-même et de Erhard Loretan, il y avait encore Jacques Grandjean, Norbert Joos, Pierre Morand, Marcel Rüedi et Jean Troillet.

Nous étions les premiers à être sur les pentes de la montagne, avec nos propres expériences, nos propres capacités et nos propres compétences. Nous devions compter sur nous-même.

C’était particulièrement vrai pour vous. En raison de problèmes de santé, vous avez dû redescendre.

J’avais de fortes douleurs dans la jambe, en raison d’une grave blessure survenue des années auparavant lors d’un accident de moto. Erhard et les autres ont continué. J’ai été absolument seule pendant 16 heures pour regagner le camp de base.

Aujourd’hui c’est différent : l’été passé, 370 alpinistes ont gravi le K2. Fin juillet, plus de 180 personnes se sont mises en route en direction du sommet, et plus de cent y sont parvenues.

Pour ces personnes, ça a certainement aussi été une aventure. Même si naturellement, les conditions cadres sont aujourd’hui totalement différentes. Je trouve chouette qu’ils le fassent. C’est beau de voir qu’autant de monde s’intéresse aux plus hautes montagnes. Mais je dois dire que si j’avais le choix, dans les circonstances actuelles, je préfèrerais ne pas y aller. Je préfère rester en bas qu’utiliser des bouteilles d’oxygène.

En montrant ce qu'il était possible de faire en haute montagne, vous avez en quelque sorte ouvert la voie à ce qui s'y passe aujourd'hui. Il en va de même avec Reinhold Messner, qui est devenu très critique par rapport aux expéditions d’alpinisme modernes.

Je n'ai pas la prétention d'être comparée à un Messner mais nous avons vécu à la même époque, donc l'himalayisme dans des conditions identiques. Ça serait intéressant de savoir ce que ferait Reinhold Messner de nos jours s’il était encore jeune.

Une question hypothétique à laquelle nous n’aurons jamais de réponse. Votre carrière d’alpiniste et de guide de montagne a pris fin brutalement, lorsque vous avez reçu une pierre sur la tête en allant cueillir des champignons. Diagnostic : un traumatisme crânio-cérébral, avec de graves lésions dans la zone responsable de l’appareil locomoteur.

Mais l’alpinisme a continué à agir. Ça m’a aidé. La montagne est une bonne école pour affronter les difficultés et les situations particulièrement exigeantes de la vie. L’alpinisme a été une préparation à ce qui se passe maintenant. Chaque fois, lorsque je rencontre des difficultés, je pense à des situations difficiles que j’ai vécues en montagne. J’ai froid, alors je me souviens du camp de base au K2 ou à l’Everest, ou d’un autre bivouac exposé, et je me dis : « Là-bas c’était encore bien plus froid. » Ça m’aide. En plus, comme guide de montagne, les situations exigeantes étaient la règle et j’ai appris à me préparer très minutieusement. Lorsqu’on est en chaise roulante, on doit aussi tout prévoir. Puis j’aime prendre les choses simplement avec humour. L’humour aide beaucoup, ça rend beaucoup de choses plus faciles.

En quoi est-ce que l’accident a changé votre vision de la montagne ?

J’habite à Charmey, donc dans les montagnes et en pleine nature. Je suis entourée de montagnes. Mais les sports de montagne ne m’intéressent plus autant. Si on ne rencontre plus les protagonistes, on ne suit plus avec autant d’attention. Je ne regarde pas non plus de films sur la montagne et l'alpinisme. Lorsque ma petite soeur fait un sommet, ça me réjouis et je suis de tout coeur avec elle. J'ai cinq nièces. Deux d'entre elles sont des alpinistes très fortes. Bien sûr, cela me ferait plaisir si l'une d'entre elles devenait guide de montagne. Mais ce n'est pas une obligation.

Votre grand-mère vous aurait un jour conseillé de toujours choisir le chemin le plus difficile. Avec votre accident, c'est plutôt le destin qui a frappé.

Concernant ma grand-mère, elle m’a effectivement donné ce conseil. Je continue à toujours choisir le chemin le plus difficile. Puis je me dis: « C’est intéressant. » Ça m’encourage à trouver une solution au problème. Néanmoins, je ne souhaite à personne la vie que je mène maintenant. Et est-ce que l’accident était un coup du destin ? En fait j’avais le choix. Au lieu de choisir une excursion en famille pour la fête des mères, j’ai choisi d’aller cueillir des champignons. On connaît le résultat.

Après votre accident, vous aviez dit à Erhard Loretan que vous vouliez remonter avec lui au Cervin. À ce moment, est-ce que vous étiez consciente que ça n’arriverait jamais ?

Pendant longtemps, j’ai dit que je remarcherais. Pendant un an j’y ai peut-être vraiment cru. L’évidence que je ne monterais plus jamais au Cervin est venue peu à peu. Ça n’arrive pas du jour au lendemain. C’est une question d’habitude. On s’habitue à ne plus aller skier. On s’habitue à ne plus pouvoir grimper, puis enfin (ironique) à devoir prendre l’ascenseur.

Certes ce n’était pas le Cervin, mais en été 2022 vous n’en étiez finalement pas si loin puisque vous avez été au Breithorn.

C’était une expérience formidable, une super aventure. J’avais par hasard rencontré Caroline George à Zermatt. En tant que guide de montagne, elle revenait du Breithorn avec un client. Elle m’a spontanément demandé si je voudrais l’accompagner au Breithorn. J’ai immédiatement répondu : « Oui, naturellement ». C’est comme ça que ça s’est passé. Elle s’est occupée de l’équipe, et moi de la technique. Orthotec, l'atelier technique de l'hôpital de Nottwil, a conçu le prototype puis l’a adapt selon nos remarques, suite à des essais sur le terrain. Les gens chez Orthotec ont été formidables, ils nous ont même offert la luge. Puis Caroline a trouv 16 femmes pour me tracter au Breithorn. Même Rita Christen, la présidente de l’Association Suisse des Guides de Montagne, et Heidi Hanselmann, présidente de la Fondation suisse pour paraplégiques, étaient de la partie. Elles nous ont beaucoup aidé.

Avec 16 femmes et grâce à des traîneaux spéciaux, Niquille a atteint le sommet du Breithorn en été 2022 (Photo: Caroline Fink).

C’est certainement aussi un record. Je n’ai jamais entendu personne parler de pareille expédition auparavant ?

Au Breithorn, je n’étais pour une fois pas la première. Quelques années avant, un groupe du Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne de Chamonix avait amené au Breithorn un aspirant guide devenu paraplégique en utilisant une luge comme celles utilisées par les patrouilleurs sur les pistes de ski.

Avez-vous pu ressentir la joie d’arriver au sommet ?

Oui, effectivement. C’était très très beau et aussi très émotionnel. D’autant plus que le Breithorn était mon premier sommet dans les Alpes depuis mon accident. Avant l’accident, je ne considérais pas le Breithorn comme quelque chose de particulier. C’était vraiment incroyable. Maintenant n’importe quelle montagne est particulière. Au Népal j’ai déjà été assez souvent sur des 4000. Pas sur une luge, mais sur le dos d’un porteur, ou sur un cheval.

En montagne, l’inclusion est de plus en plus une thématique – et pas uniquement sur les montagnes les plus hautes, aussi dans les Alpes. Que conseillez-vous aux personnes en situation de handicap ?

Tout ce qui fait du bien est positif. Et pour les personnes en situation de handicap, il est particulièrement important d’avoir un rêve et de le suivre. Il y a toujours des rêves qu’on peut réaliser. Seul celui qui suit son chemin peut laisser une trace. Sans le vivre, on ne peut pas s’imaginer le quotidien d’une personne en situation de handicap. Chaque jour est un défi, vraiment chaque jour. C’est pourquoi les personnes en situation de handicap devraient vivre et réaliser leur rêve, au moins pendant un petit moment. Et si le rêve est justement d’arriver d’une manière ou d’une autre sur une montagne, alors c’est ça. J’aimerais bien refaire une sortie comme celle du Breithorn.

Vous avez déjà une idée concrète ?

Non, mais je suis ouverte aux propositions.

Souhaitez-vous être un exemple ? La Fondation suisse pour paraplégiques vous a récompensée pour l’oeuvre de toute une vie. 

Si ça peut aider, je peux volontiers servir d’exemple. Mais je ne veux pas être assise dans une chaise roulante, juste pour être un exemple en chaise roulante.

Qu’est-ce qui est le plus pénible dans votre quotidien ?

Je n’ai aucun problème avec les constructions. Par exemple, ça ne me dérange pas de ne pas pouvoir monter un escalier, ce qui me dérange c’est le comportement des gens avec les personnes en situation de handicap. La façon dont on me regarde, la façon de me regarder d’en haut. En chaise, je suis toujours plus basse que les autres. Je vis ça comme un inconvénient. Il y a même des gens qui posent leur main sur ma tête et qui la tapotent, comme si j’étais un enfant. Ces comportements me dérangent. Quand je n’étais pas en chaise roulante, personne ne m’aurait fait ça. Pourquoi le faire maintenant ? Je pense que comme pour les autres, il faut aller à la rencontre des personnes en situation de handicap sans préjugés.
 

Nicole Niquille voyage au moins une fois par an au Népal, elle y a fondé un hôpital et le soutient grâce à une fondation.

Vous vous engagez depuis de nombreuses années pour les personnes qui habitent en montagne, pour leur bien-être, en particulier au Népal.

Il y a là-bas un hôpital que j'ai fondé. 

Comment est-ce arrivé ?

Après mon accident, j’ai tenu une auberge. Un Népalais travaillait chez nous. Il s’appelle Ang Gelu Sherpa, il est le frère de la première Népalaise à avoir gravi l’Everest. Avec son succès à l’Everest, et la visibilité que ça lui donnerait, Pasang Lhamu Sherpa souhaitait améliorer la vie des femmes et des enfants de son pays. Mais elle est décédée dans la descente et n’a jamais pu réaliser son rêve.

C'était en avril 1993. 

Je souhaitais contribuer à ce que sa famille puisse réaliser une petite partie de son rêve. J’ai souhaité utiliser l’argent que j’avais reçu de mon assurance accident pour un but humanitaire. C’est ainsi qu’est venue l’idée de construire un hôpital à Lukla. Marco, mon mari, et moi avons mis une fondation sur pied. Pour elle, je dois trouver chaque année 500 000 francs suisses. Trouver autant de donateurs privés est un immense défi, un véritable combat. Mais quand je vois les visages heureux au Népal, je suis fière et je sais que cet engagement vaut la peine.

Du coup vous vous rendez régulièrement au Népal.

C’est juste. Au moins une fois par an. 

Quand il s'agit d'accessibilité, le Népal n'est pas le premier pays auquel on pense.

Dans un premier temps, je le pensais aussi. Après l’accident, j’ai écrit à mon ami Pema Dorjee Sherpa que je ne pourrais plus voyager au Népal. Sa réponse a été : « Si tu ne peux plus marcher, alors on te portera. » Au Népal, mon handicap est beaucoup moins problématique qu’ici en Suisse. Là-bas, il y a toujours une solution. Lorsque mon mari Marco ne peut pas m’accompagner, une amie vient avec moi. Elle me met au lit et m’aide à faire ma toilette. De plus, trois Sherpas m'accompagnent. Deux qui me portent, et un qui porte ma chaise roulante.

C’est quand même un peu l’aventure non ?

Je me souviens très bien d’une situation. Nous étions en route pour Namche Bazar, le principal village de la région de l'Everest. Nous avons dû attendre devant le grand pont parce qu'une caravane de chevaux le traversait. Et quand les chevaux sont passés, nous avons traversé le pont. Un porteur me portait. Il y avait un peu de vent ce jour-là. C'est alors qu'un touriste est venu à notre rencontre et m'a aboyé dessus : «Tu veux mourir ?» «Non», ai-je répondu. «C’est exactement le contraire, je veux vivre». Car si on vit, on doit aussi prendre des risques, sinon on ne fait qu'exister.

Nicole Niquille, née en 1956, a été la première femme de Suisse à tenir le diplôme de guide de montagne entre ses mains en 1986. Elle avait découvert l'escalade dans les Gastlosen. Très vite, elle s'est rendue dans la région du Mont-Blanc, a gravi la Brenva et le Frendopfeiler, le Trollryggen en Norvège et a entrepris des expéditions au K2 et à l'Everest avec son partenaire d'alors, Erhard Loretan. Le 8 mai 1994, elle ramassait des champignons lorsqu'une pierre l'a frappée à la tête. Diagnostic : traumatisme crânien. La zone du cerveau responsable des mouvements a été particulièrement touchée. D'une seconde à l'autre, tout a changé. Depuis, la femme, qui était auparavant toujours en mouvement, est en fauteuil roulant. Nicole Niquille ne se laisse pas arrêter pour autant. Pleine d'énergie et de dynamisme, elle a passé son examen de restauratrice et a ouvert un restaurant. Et Nicole Niquille crée une fondation et met en place un hôpital au Népal. Depuis, elle se rend régulièrement dans ce pays de l'Himalaya. Et c'est toujours en montagne qu'elle trouve son bonheur.

 

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