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Vues phénoménales

Andres Lattner & Marlies Czerny, vendredi, 14. avril 2023

Ce n’est pas en le gravissant que l’on profite le plus du Cervin. Mais plutôt en s’attaquant à son voisin, l’Obergabelhorn. La classique Arbengrat offre une magnifique escalade et une vue plus splendide encore – même au petit coin.

Veuillez excuser le fait que cette histoire commence sur des lunettes roses entre de fines parois de tôle ondulée. Mais certains besoins ne peuvent être ignorés. En dessous de vous clapote en continu une chasse d’eau de glacier et la porte est grande ouverte. Ces toilettes, perchées à environ 3220 mètres et situées à vingt pas de l’Arbenbiwak, font partie des petits coins  panoramiques les plus grandioses des Alpes. La vue directe sur la face nord du Cervin est bien trop attrayante pour imaginer fermer la porte. Mais cela ne doit en aucun cas vous gêner. « Si la porte est grande ouverte, c’est que les toilettes sont occupées », a déclaré un jour l’ancien chef de cabane, Alfons Biner.

Les visiteurs de l’Arbenbiwak, qui n’est pas gardienné, se familiarisent rapidement avec les coutumes du refuge. Juste derrière notre camp de base alpin trône notre objectif du lendemain, l’élégant Obergabelhorn, qui culmine à 4063 mètres. Sa face sud, haute de 700 mètres et composée de gneiss brillant, scintille au-dessus de nous, flanquée de ses arêtes parfaites. Elles nous promettent un merveilleux moment. Nous avons en tête l’arête de gauche, l’arête ouest-sud-ouest, qui a fait l’objet de mentions presque légendaires dans la littérature alpine sous le nom d’Arbengrat. « Le rocher le plus compact » du Valais et « la plus belle vue » peut-on lire. Toutes ces louanges sont-elles méritées ? Nous avons hâte de le découvrir.

Un cadeau des Hollandais

L’endroit n’est pas toujours aussi calme qu’en ce jour de juin. Le livre de cabane et certains récits sur Internet révèlent que les 15 couchettes sont doublement occupées certains jours d’été. Mais il n’y a probablement jamais eu autant de monde que le jour de son inauguration. Le 9 juillet 1977, quelque 200 personnes ont inauguré l’Arbenbiwak, harmonieusement construit avec des murs en moellons. Son histoire n’est pas classique : il s’agit d’un cadeau de l’Association royale alpine hollandaise au CAS Zermatt. Aux Pays-Bas, un cinquième du territoire se trouve au-dessous du niveau de la mer. Mais la passion de la montagne ne connaît pas de limite d’altitude. Sur l’Arbengandegge, 30 Hollandais volontaires ont pelleté seuls la voie d’accès pendant plus de trois semaines, puis ont travaillé aux côtés des artisans suisses. L’un des virages en épingle à cheveux a été baptisé « virage des Hollandais ». Afin de célébrer l’achèvement du projet de construction, des représentants des médias ont été héliportés jusqu’à l’Arbenbiwak.

Nous montons à pied depuis Zermatt. Les 1700 mètres de dénivelé jusqu’au bivouac semblent s’écouler presque aussi vite pour nous que pour les Hollandais en hélicoptère. Pas parce que nous avançons vite. Mais parce qu’il y a sans cesse quelque chose à observer ! Des trail runners nous dépassent à droite, des cloches de vaches tintent à gauche dans la prairie en fleurs. Les fermes de montagne rustiques de Zmutt dessinent un décor idyllique de montagne suisse – tandis que sur la gauche, le célèbre Cervin nous accompagne à chaque pas. Ne se montre-t-il pas sous son meilleur jour lorsqu’on l’observe de loin ? Il change de forme avec fluidité derrière chaque crête. Lentement, la célèbre montagne tourne tel un morceau de Toblerone sur une assiette à gâteau et montre sa face nord. Et bientôt, l’Obergabelhorn rejoint notre champ de vision.

À la limite des arbres, les rayons du soleil filtrent à travers les derniers mélèzes. Quelques pas plus loin, une puissante cascade vient s’écraser sur les falaises. L’imposante moraine, l’Arbengandegge, s’étire ensuite en longueur. Elle rappelle à quel point la glace sur les quatre mille est éphémère – et combien notre objectif est ambitieux. Une via ferrata, adaptée à plusieurs reprises par les responsables des chemins du CAS après le recul de l’Arbengletscher, constitue le final abrupt vers le bivouac.

Café aux premières loges

Comme le soleil est encore haut dans le ciel, nous nous répartissons les tâches : Andi va repérer l’accès de demain, que je connais déjà grâce à mon escalade de la face sud, et je fais bouillir de l’eau sur la cuisinière à gaz dans le coin cuisine très bien équipé. Ainsi, nous avons la chance de pouvoir siroter en toute quiétude, sur le banc du refuge, notre café instantané qui, grâce au panorama du mont Rose, nous semble au moins aussi bon qu’un cappuccino italien.

En revanche, la sonnerie du réveil à 2h30 n’est pas aussi douce. Lorsque nous balayons le sol en bois du bivouac et glissons 50 francs dans la boîte, il fait encore nuit noire à l’extérieur. Nous ne distinguons que vaguement les contours de l’Obergabelhorn, une pyramide parfaite. En général, il n’est pas sûr d’avoir de bonnes conditions tout au long d’une course. Nous sommes d’autant plus surpris que la rampe d’accès n’est plus recouverte d’une épaisse couche de neige, même à la mi-juin. Nous grimpons prudemment sur quelques blocs in-stables, remontons le couloir incliné sur nos pointes avant et atteignons bientôt l’Arbengrat. Nous sommes subjugués !

Le ciel derrière le massif du mont Rose est constellé de douces teintes pastel, les glaciers sont recouverts d’un manteau blanc et, devant nous, le gneiss gris froid de l’arête nous attend avec ses écailles et ses fissures parfaites. Notre cœur se met à battre plus vite et notre regard s’arrête régulièrement sur le Cervin et la Dent Blanche, qui dominent le panorama. Lorsque le soleil atteint les plus hauts sommets, nous prenons encore une photo avant de nous concentrer sur le petit et le grand gendarmes devant nous. Le gneiss tient ses promesses et l’escalade est extrêmement exposée à de nombreux endroits. Pleinement conscients de l’instant présent, nous avons presque l’impression de nous fondre dans le décor. Mais au passage clé, nous nous sentons plus à l’aise reliés par une corde. La vue plongeante sur le glacier Durand est sinistre, les passages d’escalade dans la troisième arête supérieure sont courts et délicats. Bientôt, l’escalade redevient plus agréable – jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’aller plus haut.

Sur la pointe de la couronne

Une petite arête enneigée mène vers le ciel et se termine sur un coin de rocher. Un moment sublime en ce début de matinée, sur la pointe centrale de la couronne impériale du Valais, nom sous lequel les professionnels du tourisme aiment vendre cette chaîne de sommets. Les premiers rayons du soleil réchauffent notre visage, notre corps et notre esprit. Nous apprécions d’autant plus la vue sur les sommets royaux des alentours – Zinalrothorn et Weisshorn, Dent Blanche et Cervin – ainsi que sur tous les autres qui n’ont pas besoin de titre impérial pour être majestueux. Un regard à notre montre – 7h30 – nous indique qu’il est temps de déjeuner. Nous sommes dans les temps pour être de retour à Zermatt avant que la météo ne change.

Les alpinistes qui trouvent cette belle escalade trop courte ne devraient pas s’en attrister. La longue descente par l’arête est-nord-est de l’Obergabelhorn et la Wellenkuppe ne doivent pas être sous-estimées. La montée peut, quant à elle, être prolongée – vers le bas : en venant de la Schönbielhütte, on peut rejoindre l’Arbengrat au col Durand et la suivre en entier. Sur l’itinéraire normal, nous découvrons devant nous quelques manœuvres de rappel entre la face sud grise et la face nord blanche, sur une impressionnante surface de neige et de glace. Des passages dynamiques dans la neige et une remontée nous attendent jusqu’à la Wellenkuppe. A cet endroit, à 3900 mètres, il est encore trop tôt pour se détendre. Une puissante barre rocheuse et le Triftgletscher, très crevassé et déjà ramolli, nécessitent d’être bien concentrés. Soulagés, nous atteignons la Rothornhütte peu avant midi.

La Rothornhütte en pleine mutation

Ses volets rouges et blancs sont malheureusement encore fermés – car nous sommes en pleine pause hivernale malgré des conditions déjà estivales. Dans un avenir proche, les vieilles fenêtres de la Rothornhütte resteront fermées à jamais. Une nouvelle construction est prévue, car le permafrost a fortement endommagé les fondations. La nouvelle cabane doit être construite 30 mètres de dénivelé en dessous de l’actuelle. Il est prévu que l’ancienne cabane reste ouverte durant les travaux.

Nous prenons notre troisième petit-déjeuner sur le banc situé devant la cabane et passons en revue notre course. L’Arbengrat restera dans notre mémoire, pas uniquement pour le simple attrait de son escalade, mais pour tout ce qu’elle a à offrir – et pour les toilettes offrant une vue imprenable. Cette course reste exigeante même pour les alpinistes chevronnés et, parmi les itinéraires classiques, elle n’est pas facile à surpasser en termes de variété et d’endurance. J’enfile à nouveau mon short et mes chaussures d’approche légères que j’avais emportés dans mon sac à dos, puis nos jambes attaquent les 1600 mètres de dénivelé négatif  – toujours dans un panorama de carte postale – jusqu’à Zermatt. Arrivés au village, nous nous offrons une boisson fraîche dans le premier bistrot venu. Certains besoins ne peuvent être ignorés.

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