Les vallées solitaires, les rivières sauvages et les sommets balayés par le vent façonnant le paysage des montagnes de Patagonie ne sont pas aussi dociles et accessibles que nos Alpes, devenues quelque peu aseptisées et généreusement équipées de téléphériques. Au sein de la communauté des alpinistes, les régions situées au sud du Cerro Torre et du Fitz Roy sont bien connues. Vers le nord en revanche… nada. Stephan Siegrist, Lukas Hinterberger et moi-même avons découvert cet endroit avec beaucoup de passion. Jusqu’à présent, peu d’alpinistes s’y sont rendus en raison de son caractère très isolé et du grand effort logistique nécessaire pour l’approcher. La région regorge donc de sommets encore vierges, offrant un potentiel de nouvelles voies immense.
La recherche d’informations n’a pas été simple. Les alpinistes argentins ne partagent pas volontiers leurs secrets. Des Chiliens nous ont tout de même permis d’obtenir quelques infos sur la région et son accès. Le domaine des Gauchos ne comporte aucun sentier permettant d’accéder à ces vallées aussi lointaines que sauvages. Les Gauchos, ces hommes endurcis qui vivent en harmonie avec la nature, entourés de leurs chevaux et leurs chiens, constituent des alliés précieux dans ce terrain difficile. Ils sont aussi amicaux qu’ils paraissent hostiles. Malgré nos connaissances linguistiques plus que lacunaires, ils se sont montrés serviables et ouverts.
Ce sont eux qui nous ont permis de traverser le Lago Plomo en bateau, puis de transporter nos bagages ainsi que de la nourriture pour un mois afin d’établir notre camp de base, quelque 25 kilomètres plus loin. À pied, nous étions moins rapides que les chevaux et ne pouvions pas traverser les rivières d’eau glacée. Nous avons alors dû emprunter un autre chemin que les Gauchos. Ces derniers nous ont alors décrit un « très bon chemin ». Nada, encore une fois ! Hormis quelques passages plus ou moins praticables, nous nous sommes sans cesse retrouvés dans des sous-bois denses et des marécages interminables, dans lesquels nos chaussures, et nos pieds, semblaient se dissoudre lentement. Après deux jours et demi de marche, nous avons atteint l’endroit idéal pour installer notre camp de base.
Nous connaissions l’existence des violentes tempêtes de Patagonie. Elles nous avaient été contées dans de multiples rapports d’expéditions et discussions. Stefan en connaissait d’ailleurs un rayon puisqu’au cours de ses précédentes expériences en Patagonie il avait pu réaliser par lui-même à quel point le vent peut être violent. La quantité d’arbres au sol en est un autre signe. Nous avons profité du beau temps pour installer un camp de base solide et protégé du vent. Nos regards étaient attirés par le Cerro Largo qui se détachait dans le ciel bleu tout en s’élevant majestueusement du fond de la vallée. Jouions-nous avec le feu ? Nous savions bien qu’en Patagonie de belles journées dénuées de vent étaient aussi rares que les touristes dans cette région. Convaincus que le soleil se montrerait encore durant les prochaines semaines et que le vent aurait bien besoin d’une pause, nous avons construit notre abri et amené notre matériel au bord du glacier Nef le lendemain.
Il nous a fallu attendre huit jours sous une pluie battante avant de revoir le soleil. Ces journées étaient consacrées à la construction d’ouvrages de protection contre les crues. Nous n’avions presque plus de bois de feu et les batteries de nos appareils électroniques étaient également quasiment toutes vides. Le rendement des panneaux solaires sous la pluie n’est visiblement pas idéal.
Nous nous sommes élancés en direction du Cerro Largo, un sommet assez facilement accessible à ski comportant, en revanche, une calotte de glace exigeante au sommet. Nous n’avons pas mis long à atteindre le dépôt de matériel. Le sommet qui s’élevait au-dessus de nous semblait à distance raisonnable, mais des chutes de séracs tous les quarts d’heure nous ont malheureusement bloqué l’accès direct. Le détour nous a semblé interminable, le glacier se présentant sous une chaleur écrasante exempte du moindre souffle de vent. Nous avons atteint le dernier ressaut avant le sommet et enfin pu enlever les skis. Nos pieds étaient couverts de cloques. Des pentes de glace raides nous ont mené au chapeau de glace qui s’avérait bien plus facile que prévu. L’antécime rapidement gagnée, nous avons poursuivi jusqu’au sommet principal par l’arête. Après 19 heures de marche, nous étions de retour au camp de base où une bière fraîche nous attendait et où nous avons tranquillement pu analyser la course.
Les journées passaient et le temps ne permettait pas d’activités de grande ampleur. Début décembre, une belle journée nous attendait. Nous nous sommes mis en marche sans précipitation. Cette fois, le Cerro Cachet était notre objectif. Nous avons monté la tente au pied de la paroi sur une moraine. Le lendemain, nous sommes couchés dans notre petite tente en attendant que le mauvais temps annoncé passe. Le surlendemain, heureux de pouvoir enfin nous redresser, nous nous sommes réveillés, avons préparé un müesli et démarré notre grande aventure. En franchissant des rimayes scabreuses à la lueur de nos lampes frontales, nous nous sommes frayé un chemin à côté de séracs s’écrasant bruyamment en direction d’une rampe bien marquée que nous avions repérée auparavant. Cette dernière s’est révélée très spectaculaire. Au milieu s’y trouvait coincé un bloc de la taille d’une petite maison, qu’il a fallu contourner par-dessous, dans une glace raide. Plus haut, le terrain devenait plus vaste. Nous sommes enfin arrivés au pied de l’imposante face nord-est. Raide, plâtrée de neige et de glace, elle nous a presque rappelé les Grandes Jorasses.
Nous nous sommes élancés dans cette face. La rimaye étant très clémente, nous avons rapidement gagné de l’altitude. Le premier couloir s’avérait être une cascade de glace bien raide, incarnant, en soi, notre ligne de rêve. Cependant, la chaleur du soleil matinal faisait fondre la glace, rendant la cascade instable. Des morceaux de glace ne cessaient de passer à côté de nos têtes. Nous avons fui sur le pilier en traversant dans un terrain mixte instable. Nous y étions à l’abri, mais la ligne était moins évidente que dans le couloir de glace. Une escalade avec crampons et piolets aussi exigeante qu’intéressante nous a permis de prendre de l’altitude, longueur après longueur. Nous nous relayions. Chacun de nous passait en tête le temps de trois longueurs et nous changions ensuite. Les pitons pliés s’avéraient parfaits pour les fissures étroites et nous avancions à un bon rythme. Peu avant la sortie, le mur s’est redressé une nouvelle fois. C’était à mon tour de grimper en tête. Une fine couche de glace recouvrait la dalle rocheuse. La ligne semblait logique. J’ai grimpé et constaté qu’à cet endroit aussi le soleil avait déjà bien tapé. Je pouvais entendre de l’eau couler sous la glace. Conscients du risque de chuter accompagnés de la totalité de la plaque de glace, j’ai posé deux assurages intermédiaires que j’ai relié en un relais. Je savais alors que je ne risquais pas grand-chose en cas de chute. J’ai grimpé centimètre après centimètre sur cette glace creuse et détrempée. Je pensais m’en être sorti lorsque la glace s’est transformée en neige très mouillée. Mes piolets ne trouvaient aucun endroit où s’accrocher et, malheureusement, la dalle de rocher qui se trouvait en dessous était également parfaitement lisse. Il me restait seulement un mètre et demi à parcourir, mais je ne suis pas parvenu à le franchir. Tremblant, je suis redescendu doucement afin de chercher un autre itinéraire. Ce dernier aurait été le plus rapide, mais il me fallait trouver une variante. Une petite rampe avec un ressaut raide m’a permis de gagner une tête du pilier. J’y ai construit une lunule et crié « Relais ! ». Il m’aura fallu presqu’une heure pour effectuer cette longueur. J’étais trempé et fâché d’avoir perdu autant de temps à cause du passage dans la glace qui n’avait pas fonctionné. Lukas a grimpé la longueur suivante en tête. Peu spectaculaire vue d’en bas, cette dernière s’est dévoilée comme incarnant la longueur-clé. Nous avons dû grimper deux autres longueurs avant de poser le pied sur l’arête sommitale. Heureux et soulagés, nous nous sommes tombés dans les bras et avons jubilé. Sans dire un mot, chacun de nous savait que nous avions pu grimper une ligne de rêve. Même à Chamonix, il aurait fallu chercher un moment pour trouver son pendant.
Après avoir pris de nombreuses photos en mode panorama, nous avons décidé d’entamer la descente. Deux possibilités s’offraient à nous : soit nous descendions dans le versant nord-ouest un peu chaotique et parsemé de nombreux blocs de neige, soit nous tirions des rappels dans la face. Nous avons opté pour les rappels et sommes arrivés plus vite que prévu à notre camp, au pied de la moraine.
DLes jours dans notre beau camp de base étaient comptés et il fallait penser à rentrer. Ce voyage fut une de mes meilleures expériences. Contrairement à mes voyages au Proche-Orient ou en Extrême-Orient, il n’existait aucune agence s’occupant d’une grande partie de la logistique sur place. Il fallait tout trouver soi-même et connaître les bonnes personnes rien que pour atteindre le camp de base. Passer la soirée autour du feu de camp avec les Gauchos, cuisiner avec, ou pour, eux, écouter leurs histoires et boire du maté furent, pour moi, des moments inoubliables et uniques. Je suis persuadé qu’il n’est possible de vivre ce genre d’instants que dans des régions très peu touristiques. Merci la Patagonie, c’était bien chez toi ! À une prochaine ! Pour terminer, je souhaite remercier Robert Jasper et son équipe qui nous ont prêté leurs skis.
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