Dans le microcosme du ski-alpinisme en Himalaya, Boris Langenstein et Tiphaine Duperier forment une équipe discrète. En 2018, sans battage médiatique, ces deux Français ont réussi la première ascension du très convoité Laila Peak. En 2019, ils ont remis une couche en ajoutant à leur palmarès la descente du Spantik, un sommet de 7000 mètres. Cette descente n’était, en réalité, qu’une course de préparation à un projet de plus grande envergure : parcourir le Nanga Parbat, haut de 8125 mètres, entièrement à ski si possible. Boris Langenstein nous a laissé jeter un œil à son journal d’expédition.
8 ET 9 JUIN 2019
Direction le camp de base du Nanga Parbat. Changement de vallée, changement de décor. Cette région est beaucoup plus conservatrice. A Shilaz, point de départ du trek du Nanga, les hommes portent une longue barbe et les femmes, déjà plutôt discrètes dans la région de Skardu, sont ici invisibles. Escortés par un policier, nous rejoignons notre camp en deux jours. L’endroit est magique, avec un peu d’herbe et les 4000 mètres de face du Nanga en toile de fond. Sur place, deux équipes sont déjà présentes. Deux grimpeurs géorgiens et une équipe russo-italienne, au sein de laquelle nous retrouvons également Cala Cimenti, qui nous a succédé l’année dernière au Laila. Ils tenteront aussi une descente à ski. Les conditions dans le versant Diamir semblent bonnes et nos petits cerveaux excités commencent déjà à rêver d’une ligne directe passant par le milieu de la face.
10 JUIN 2019
Reconnaissance. Pour notre premier jour, nous mettons le cap sur le camp 2, afin de repérer le célèbre mur Kinshofer. Il s’agit d’une paroi verticale de 150 mètres, le passage le plus technique de la voie. Nous grimpons les 50 premiers mètres et fixons notre corde pour cette partie. De là, on peut apercevoir la suite et, surtout, les vestiges de nombreuses cordes fixes ! Certaines sont encore en bon état. Il sera donc facile de grimper lors de notre tentative de sommet. Nous n’utiliserons des cordes fixes qu’à cet endroit précis. Nous faisons demi-tour et skions la magnifique pente qui mène au camp 1. À 15h, nous sommes de retour au camp de base.
11 AU 15 JUIN 2019
Convalescence, mes craintes de la veille se vérifient. Le Pakistan finit par avoir raison de mon ventre. La véritable lutte commence. Tyorfan, Imodium, médecine géorgienne… tout y passe mais rien n’y fait. Je sens, posé sur moi, le regard inquiet de Tiphaine quant à mon état physique. Au bout du cinquième jour seulement et après avoir pris des antibiotiques, les perspectives s’améliorent. Entre-temps, une tempête de neige s’est abattue sur le camp de base, y laissant un manteau blanc de plus de 80 cm. La face du Nanga a été bien balayée par le vent et laisse apparaître une glace brillante. Nos rêves de ligne directe à ski semblent s’éloigner.
15 AU 20 JUIN 2019
Direction le Diama. Ce matin, la forme est moyenne, mais, avec un peu de chance, dans quelques jours, tout sera revenu à la normale. Pour terminer notre période d’acclimatation, nous voulons remonter à 7000 mètres une nouvelle fois. Pour nous éviter un pénible aller/retour dans la voie normale du Kinshofer et repérer une éventuelle descente, nous partons dans le sauvage versant du Diama. La météo est changeante, mais jamais vraiment mauvaise. Les conditions de neige sont rassurantes ; nous nous régalons en plaçant notre ligne dans la face de ce monstre. Le quatrième jour, après avoir emprunté une autre ligne probablement inédite, nous sommes à 7500 mètres, quasiment au sommet du Diama. De là, nous pouvons rejoindre la voie normale, ce qui nous laisse une option de plus pour la descente du Nanga. Après une dernière nuit à 6600 mètres, nous retournons au camp de base. À nos yeux, après ce petit voyage au cœur du Diama, l’expédition est déjà une réussite !
21 AU 25 JUIN 2019
Repos en attendant un créneau météo ; notre acclimatation est terminée ! Deux nouvelles expéditions sont arrivées sur le camp, dont celle de Nims Dai et son projet fou de gravir les quatorze 8000 mètres en sept mois. Nous échangeons un peu avec les autres groupes au sujet de la suite du programme. Pour nous, c’est une évidence : au premier créneau favorable pour un « summit day », nous larguerons les amarres. Et si nous pouvons grimper la montagne seuls, c’est encore mieux ! Le 23, nous avons droit à un petit divertissement avec l’arrivée de deux hélicoptères. Nous sommes la raison de leur venue ! Une équipe de TF1 vient faire un reportage sur le Nanga et notre aventure. Hélas, nous n’avons pas le temps de profiter de notre notoriété grandissante ! Nos prévisionnistes veillent sur nous. Il semblerait qu’un créneau se dessine aux alentours du 29 ; il ne faudrait pas le rater.
26 JUIN 2019
Nanga Parbat, nous quittons le camp de base à 4h du matin. Il faut refaire la trace entre le camp 1 et le camp 2. Grimper le Kinshofer avec de gros sacs et les skis sur le dos ressemble davantage à une épreuve de force qu’à de l’escalade. Après 11 heures d’effort, nous rejoignons le camp 2. Sur place, quelques membres des autres expéditions peaufinent leur acclimatation. Nous pouvons bénéficier du travail de terrassement effectué par les Géorgiens pour installer notre tente ; nous avons gagné plus d’une heure. Ce soir, le karma est moyen. Tiphaine réalise qu’elle a oublié la pharmacie. Heureusement, nos amis espagnols et brésiliens, présents sur le camp, nous dépannent de quelques pilules. Vincent, notre routeur, est maintenant moins optimiste quant au beau temps du 29. La meilleure fenêtre se situerait davantage vers le 4 juillet. Les prévisions météo pour les prochains jours ressemblent plutôt au temps de la semaine dernière ; très beau le matin, un peu couvert et un peu de neige l’après-midi, mais jamais vraiment mauvais. Nous devons prendre une décision. L’idée de redescendre au camp de base et repartir avec les autres ne nous enchante guère. Grimper à 15 en file indienne, ce n’est plus la même montagne, plus la même aventure. Sans vraiment discuter, nous optons pour continuer.
27 ET 28 JUIN 2019
Nous quittons le camp vers 6h et remontons la première partie de l’arrête, tracée la veille par les porteurs pakistanais. 200 mètres plus haut, nous rejoignons une grande pente vierge. Au fil de notre progression, la neige laisse place à la glace. C’est dans le brouillard et la neige que nous rejoignons le camp 3, mais le soleil revient rapidement. En montant la tente, un arceau m’échappe et s’envole en direction de la face. Il ne nous reste plus qu’une moitié de tente. Heureusement, Tiphaine aperçoit l’arceau en s’approchant du bord du sérac. Ouf, l’expédition est sauvée ! Du camp 3 au camp 4, la trace est éprouvante. Il faut d’abord louvoyer pour éviter les grosses accumulations de neige et remonter ensuite en pleine pente. La tâche est néanmoins bien facilitée avec les skis aux pieds. Nous traversons le grand plateau qui mène au camp 4, situé à l’abri d’un petit sérac. Nous sommes à 7250 mètres, il est 19h. Monter la tente et faire de l’eau nous prend trois heures. Vers 22h seulement, nous pouvons profiter d’un repos bien mérité.
29 JUIN 2019
Réveil à 3h30. Aussi étonnant que cela puisse paraître à 7250 mètres, nous avons dormi comme des loirs. Nous attaquons la marche vers 5h. En parcourant moins de 100 mètres de dénivelé par heure, tout paraît toujours beaucoup trop loin. Notre moral vacille. Vers 13h, le soleil laisse place à quelques nuages. Nous continuons notre longue ascension. Faire la trace demande beaucoup de ténacité. Tiphaine, fatiguée, ne lâche pas. Vers 18h, nous sommes à plus de 8000 mètres. Je continue encore un peu, mon téléphone indique 8040 mètres. De visu, le sommet semble hors de portée. Tiphaine s’est arrêtée. Il est tard, la météo est moyenne, j’abdique également. Je la retrouve un peu plus bas. Le temps de se préparer pour la descente, il fait déjà nuit. En guise de frontale, nous utilisons nos smartphones et commençons la descente dans un style plutôt particulier. Étalés sur le côté dans la neige, nous laissons nos skis dériver le long de notre trace de montée. Vers 21h, nous sommes au camp 4. Fatigués mais pas épuisés, nous pensons déjà à la suite. Il faut tenter à nouveau. Notre départ un peu tardif a certainement saboté nos chances de réussite.
30 JUIN 2019
Journée de repos a 7250 mètres. Nous passons la journée à faire de l’eau, raconter des histoires et réparer ma chaussure qui a cassé lors de la descente. Avec une broche à glace, j’arrive à faire deux trous dans la coque et passer une cordelette pour verrouiller la chaussure en position descente. Le moral est bon et, dans nos duvets, allongés sans bouger, nous ne sentons même pas l’altitude !
1er JUILLET 2019
Réveil à 00h30. Après avoir renversé la moitié de la popote dans la tente, refait fondre de la neige, préchauffé les chaussons… c’est seulement vers 3h30 que nous arrivons à décoller. Nouveau record de préparation ! La trace est à refaire. Notre allure est déprimante ; nous alternons des courts relais avec Tiphaine pour avancer. Nous sommes à 7800 mètres. Jusqu’à présent, nous marchions ensemble. Je distance légèrement Tiphaine dans une partie en rocher. Elle m’annonce qu’elle s’arrête là et qu’elle va m’attendre. Un peu surpris – elle semblait en forme jusqu’à présent – je lui suggère plutôt de redescendre à notre camp. Elle insiste pour m’attendre dans un trou derrière un rocher. Mon cerveau étant un peu embué, je prends ça plutôt à la légère. Sans vraiment y croire, juste pour voir, je continue ma progression. Je suis à plus de 8000 mètres et je viens de dépasser le point où nous avions fait demi-tour deux jours plus tôt. La neige, cassante et profonde jusque-là, laisse place à une base plus dure. J’avance à un rythme correct ; pour la première fois, le sommet me semble accessible.
Je garde un œil sur les nuages qui arrivent de la vallée. Il y a beaucoup de vent. Je suis concentré et déterminé. Vers 8080 mètres, je rejoins une petite brèche à gauche du sommet. Je laisse mes skis et termine par l’arête en rocher. Il est 17h27. Le vent souffle fort : entre ombres et lumières, je suis au sommet du Nanga Parbat. Sans Tiphaine, l’émotion est moins intense, pas de larmes cette fois-ci. C’est juste incommensurable d’être là. Le temps d’un selfie, d’un tour d’horizon, je retourne à mes skis. Je chausse à 8080 mètres. Au passage, je récupère Tiphaine, blottie dans son trou. Nous nous enlaçons et sommes soulagés de nous retrouver. Même si nos jambes n’ont plus vraiment de répondant, la descente est incroyable. Le soleil est rasant, le ciel est en feu, la lumière est magique. À 19h, nous sommes de retour au camp 4.
2 JUILLET 2019
Après avoir attendu que le soleil réchauffe notre tente, nous nous préparons doucement. Tiphaine est plus vaillante. Paresseux, je commence à sentir l’altitude. Vers 13h, nous attaquons la descente. Notre idée de départ – remonter sur 200 mètres pour récupérer la descente du Diama – est vite abandonnée. Quatre nuits à 7250 mètres ont eu raison de nos dernières réserves d’énergie. Nous descendons par la voie normale. Entre le camp 3 et le camp 4, nous croisons les autres expéditions, avec Nims Dai et son équipe en chef de file. Sous le camp 3, la glace est seulement recouverte d’une fine pellicule de neige. Dans un élan de confiance, je lance un dernier virage qui se solde par une longue glissade sur la glace bleue. Nous décidons de tenir les cordes fixes pour passer ces 100 mètres critiques. Pour éviter le mur Kinshofer, nous utilisons une variante située à droite de la voie. Skiée pour la première fois par Luis Stitzinger en 2007, nous l’avions repérée depuis le camp de base. Nous sommes tendus. Nous évoluons dans un nuage et la visibilité est nulle. La glace affleure, l’itinéraire n’est pas si simple. Dernier effort et première dispute concernant le choix de l’itinéraire. Nous trouvons finalement la vire qui permet de rejoindre la partie basse du Kinshofer. Les difficultés sont terminées. Nous profitons de nos derniers virages sur le Nanga et rejoignons le bas du glacier. Muaz et son Coca-Cola nous attendent ; nous avons skié le Nanga !
Une moufle, un piolet, un casque, quelques thermos envolés… ces deux mois sous tente se terminent. Notre expédition touche à sa fin. Nous avons pu faire de beaux sommets, pimentés de longs séjours en altitude. Cette expérience nous a permis de pratiquer l’alpinisme comme nous l’aimons, seuls, au gré de nos envies et de notre conception de la montagne. Les bons moments passés avec notre équipe, les porteurs et les Pakistanais en général, ont largement contribué à maintenir notre motivation au plus haut. Les longues journées de repos au camp de base, contrastant avec les efforts intenses en montagne, font la richesse de cette aventure. Ce voyage est une réussite sur tous les plans. Nous sommes impatients de rentrer chez nous, de retrouver l’été en France, avant de rêver à la prochaine expédition.
Il n'y a pas encore de commentaires sur cet article.
Ecrire un commentaire