L’Uri Rotstock, sommet panoramique connu et prisé, peut être parcouru en une bonne journée de randonnée. Toutefois, si l’on s’offre un jour de plus, on a la chance de passer une nuit à la Gitschenhörelihütte et l’on peut même y ajouter une petite course d’alpinisme sur le Brunnistock.
L’aventure commence ici », plaisante Jürg en dirigeant la voiture sur la route reliant Isleten et Isenthal, tellement étroite qu’il y est impossible de circuler en même temps que le car postal. Cette route est même devenue une attraction touristique, et il arrive que le chauffeur du car doive reculer lui-même le véhicule de certains touristes pris de panique.
En réalité, il n’est pas tout à fait correct de se rapprocher ainsi de l’Uri Rotstock. On devrait le faire comme autrefois, en partant à pied depuis le débarcadère d’Isleten, dormant à Biwaldalp ou Musenalp, montant sur l’Uri Rotstock le jour suivant, avant de redescendre au lac et s’y baigner pour se remettre de ses tribulations sur 2500 mètres de dénivelé. Mais nous transportons, outre l’équipement de glacier et les réserves de nourriture, une dizaine de tablettes de chocolat pour trois personnes et deux jours de randonnée. Après avoir soigneusement pesé le pour et le contre, nous décidons donc d’emprunter les moyens de transport modernes. L’avantage, c’est que cela nous permet de profiter d’un trajet à bord du petit téléphérique de Musenalp. Encore une petite aventure avant de commencer à marcher : au maximum quatre personnes sont autorisées dans la caisse volante. Même en cas de forte affluence, personne n’aurait l’idée d’enfreindre cette règle. Ce téléphérique a même inspiré l’écrivain Hans Döös, qui lui a consacré quelques vers dans l’une de ses œuvres littéraires. Cependant, nous sommes tellement occupés à réserver la descente avec notre téléphone et à ne pas tomber du téléphérique que nous ne remarquons pas la note poétique du trajet.
L’Urnersee, que nous gardons toujours à portée de vue, se trouve 2500 mètres en contrebas de l’Uri Rotstock.
Corde ou pas corde
Une fois à Musenalp, ce ne sont plus nos nerfs qui sont mis à l’épreuve, mais nos jambes. Nous montons des prairies marécageuses fleuries et mettons le cap sur la face nord-est raide de l’Uri Rotstock. Cet itinéraire n’est régulièrement emprunté que depuis les années 1920. Une cascade se jette du Chesselfirn, le dernier glacier intact sur l’Uri Rotstock, devenant le Firnbach. Au printemps, lorsque le torrent charrie beaucoup d’eau, sa traversée peut être délicate. Aujourd’hui, nous passons d’une rive à l’autre en gardant les pieds secs. La seule chose qui coule, c’est notre transpiration. Le chemin sombre et raide serpente jusqu’à Stelli, où nous quittons la zone de végétation. Nous devons franchir encore un ressaut raide sécurisé par des chaînes, avant de faire une pause dans l’ancien bassin glaciaire du Chlitaler Firn. De maigres restes de glace se tapissent au nord, dans l’ombre de l’arête entre le Gitschen et le Rotstock, sans jamais atteindre notre itinéraire jusqu’au sommet. Des randonneurs jettent des regards d’autant plus étonnés au sac à dos de Michi, qui contient une corde sous le rabat. « Qu’avez-vous donc prévu ? » Bonne question…
Plus haut commence un parcours remarquable, et pas seulement pour les géologues. Des terrasses rocheuses régulières, qui semblent avoir été découpées avec une épée magique, s’empilent, et nous évoluons sur ces dalles polies comme s’il s’agissait des terrasses de calcaire de Pamukkale ou, tout du moins, des carrières de marbre de Carrare. C’est dans ce bassin également que s’est trouvé un jour le Chlitaler Firn. Toutefois, il n’en reste aujourd’hui que de la glace morte recouverte par de la pierraille. Nous montons la dernière pente d’éboulis raide jusqu’au Rotstocksattel. Nous poussons un soupir de soulagement lorsque nous remarquons que la vue se dégage sur le Blüemlisalpfirn, nous prouvant ue la corde ne sera pas totalement inutile pour la course du lendemain sur le Brunnistock.
Le Blüemlisalpfirn, situé entre le Brunnistock et l’Uri Rotstock, est un glacier plutôt doux et est parfait pour faire ses premières expériences sur la glace.
Au sommet de l’Uri Rotstock, nous piochons dans nos réserves de chocolat, nous régalons du spectacle offert par la vue plongeante jusqu’à l’Urnersee et nous octroyons une petite sieste, d’autant plus justifiée que la vue direction Titlis, Dammastock et Cie est bouchée par les nuages. Nous observons les trails runners ultrafits qui réalisent la course en un jour depuis St. Jakob et s’arrêtent à peine au sommet, en nous réjouissant intérieurement de pouvoir rester un peu plus longtemps. La suite du programme est vite exécutée : descendre dans la pierraille de la pyramide sommitale rougeâtre, désescalader quelques escarpements sécurisés par une corde et rejoindre, une bonne heure plus tard, la Gitschenhörelihütte.
Cette cabane non gardiennée mais parfaitement entretenue offre le luxe d’une terrasse en pierre naturelle ensoleillée. Nous nous y allongeons, réduisant encore nos réserves de chocolat et nous délectant de la vue : à gauche, l’Uri Rotstock avec sa calotte sommitale ; à droite, le Brunnistock avec le Blüemlisalpfirn, tantôt blanc, tantôt gris-bleu. Contrairement à son homonyme crevassé de l’Oberland bernois, ce glacier a l’air accueillant : un accès plat et dépourvu d’obstacles mène à la large langue glaciaire, exempte de goulets d’étranglement, de séracs ou de crevasses latérales. Il semble avoir été conçu pour faire ses premières expériences sur la glace, affiner sa technique de crampons ou recommencer l’alpinisme en douceur après une longue période d’abstinence. Pour couronner le tout, une fine vire neigeuse permet le passage jusqu’à l’arête sommitale du Brunnistock, offrant d’excellentes perspectives pour le lendemain.
Glacé mais accueillant
Lors de la réservation, la gardienne nous avait annoncé que les réserves de bois, de bière et de vin avaient été faites deux jours plus tôt et qu’un groupe de cinq randonneurs était également attendu. Sur place, tout se passe comme prévu et il y a suffisamment d’eau de pluie à faire bouillir. La soirée est amusante et seules les feuilles de plastique séparant les places du dortoir nous rappellent la pandémie. Le lendemain, nous rangeons le superflu derrière la cabane et trébuchons dans le désagréable mélange de blocs et de sable, dont l’érosion n’est pas terminée, pour descendre au glacier. Dépourvu de neige, celui-ci est agréable à parcourir et ne nous force à emprunter aucun chemin. Au gré de nos envies, nous dirigeons notre cordée sur des petites crevasses et testons jusqu’à quelle raideur le cramponnage latéral reste amusant. La vire neigeuse aperçue la veille nous mène bien plus tôt que prévu sous l’arête d’éboulis du Brunnistock. De l’autre côté de l’arête, sa face est tombe à pic en direction d’Erstfeld ; il semble même que le sommet trône en surplomb au-dessus de la vallée. Tandis que Michi laisse vagabonder son regard sur l’Oberland bernois, aujourd’hui dégagé, Jürg sort notre joker du sac à dos, une tablette de Giandor. Tout va pour le mieux !
Peu avant le sommet de l'Uri Rotstock (2929 m), reprendre brièvement son souffle permet également d'admirer la vue sur le Blü emlisalpfirn, le Schlossfirn et le Wissigstock.
Nous entamons le retour dans l’euphorie. Téméraires, nous tentons une descente directe à la Gitschenhörelihütte et arrivons loin en bordure du glacier. À deux reprises, la glace tremble vigoureusement. Retenant la leçon, nous nous hâtons de rejoindre la zone où la glace est plus épaisse. De retour sur la terrasse de la cabane, nous prenons tout notre temps, laissons sécher les lanières des crampons et descendons tranquillement le Grosstal pour rejoindre Biwaldalp. Le paysage que nous traversons montre la Suisse sous son plus beau jour et sert même de modèle : en effet, le « Klimahaus » de Bremerhaven, un musée qui rassemble toutes les régions climatiques de la Terre, a reproduit l’Isenthal, Biwaldalp et l’Uri Rotstock pour représenter la Suisse. La dernière courte remontée jusqu’au Sassigrat ne nous semble pas trop difficile, peut-être parce que nous atterrissons au milieu d’un groupe de vététistes qui suent à grosses gouttes. Bouclant la boucle, nous atteignons Musenalp. Il nous reste trois tablettes de chocolat : notre petite excursion uranaise était si savoureuse que nous n’avons pas eu besoin de davantage de sucre.
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