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« Soulignons les opportunités, pas les sacrifices. »

Thomas Ebert, mercredi, 03. novembre 2021

Un monde, deux passions : coureur en montagne et skieur-alpiniste, Pascal Egli appartient à l’élite dans le monde de la compétition internationale. Il effectue aussi un doctorat en glaciologie afin de mieux comprendre le changement climatique. Un entretien sur le travail comme moyen de récupération, sur la valeur de la science et sur le suivi en temps réel des crevasses.

Un monde, deux passions : coureur en montagne et skieur-alpiniste, Pascal Egli appartient à l’élite dans le monde de la compétition internationale. Il effectue aussi un doctorat en glaciologie afin de mieux comprendre le changement climatique. Un entretien sur le travail comme moyen de récupération, sur la valeur de la science et sur le suivi en temps réel des crevasses.

Pascal, tu es actuellement doctorant en glaciologie et géomorphologie. Lorsqu’on te demande ce que tu étudies, comment l’expliques-tu ?
La géomorphologie consiste à étudier la manière dont les processus de surface forment le paysage. La géologie traite des grands mouvements, notamment du plissement des Alpes. Pour notre part, nous nous intéressons à comprendre les effets du vent, de l’eau et de la météo, ainsi que les processus d’érosion et de sédimentation. Les glaciers sont des moteurs d’érosion extrêmement efficaces qui sculptent le paysage, tout comme le transport de sédiments. Un glacier est comme un tapis roulant. La situation est encore plus passionnante aujourd’hui, car les glaciers reculent fortement. Beaucoup d’eau de fonte s’écoule et les moraines changent constamment car il leur manque un appui latéral. Je travaille pour ainsi dire à l’intersection entre la glaciologie et la géomorphologie.


Ok. Et quelles sont les questions classiques que l’on te pose ?
Haha ! La question typique est « Et à quoi ça sert ? », comme souvent dans la recherche. L’un des bénéfices directs de notre recherche, est que nous livrons de évaluations quantitatives du transport de sédiments. C’est important pour les exploitants de barrage qui veulent savoir à quelle vitesse leur lac se remplit de sable et de gravier.


En quoi cela consiste concrètement ?
Nous travaillons p. ex. au glacier d’Otemma dans le Val de Bagnes. Un grand barrage se trouve en-dessous du glacier. Lorsque le torrent glaciaire y charrie beaucoup de sédiments, sa capacité diminue et les exploitants de la centrale ne peuvent produire que nettement moins d’électricité. Évidemment, la Confédération veut aussi savoir quand et en quelle quantité l’électricité pourra être fournie. À l’avenir, notre énergie hydraulique dépendra davantage de la fonte des neiges et de la pluie et moins de la fonte des glaces. Pour la simple et bonne raison que l’eau des lacs de retenue, sous l’effet du changement climatique, provient de moins en moins de la fonte de la glace.


Vos données sont-elles également
pertinentes pour se protéger des dangers naturels ?
Elles constituent en tout cas une aide. Par exemple, lorsque nous découvrons avec le radar des poches d’eau qui pourraient éclater d’un seul coup et causer des inondations. Les laves torrentielles sont également plus probables lorsqu’un torrent charrie beaucoup de sédiments.


Comment peut-on se représenter tes
recherches en pratique ? Avec quels outils travaillez-vous ?
Nous travaillons principalement avec une antenne radar plutôt simple que nous fixons au sac à dos, puis nous arpentons le glacier pendant des heures avec une distance de deux mètres entre chaque passage. Cela permet d’obtenir un réseau de données très dense. La réflexion du signal indique si de l’air, de la glace ou de l’eau se trouvent sous la surface. La précision est au décimètre près. Mais cela suffit pour voir s’il y a des canaux ou non.


À quelle profondeur pouvez-vous voir ?
Dans les Alpes, la glace comporte beaucoup d’eau, contrairement p. ex. à l’Antarctique. Cela absorbe beaucoup d’énergie du signal radar. Bien sûr, ce serait super de pouvoir apercevoir des canaux à 200 ou 300 mètres de profondeur, mais les antennes ne le permettent pas encore. Sur le glacier d’Otemma, nous avons principalement effectué des mesures dans la partie inférieure de la langue glaciaire, là où la glace mesure environ 50 mètres d’épaisseur.


Que révèlent les canaux sous un glacier ?
Ce qui nous intéresse surtout, c’est l’hydraulique : à quelle vitesse coule l’eau, quelle est la pression hydraulique ? Un grand canal a une puissance d’écoulement plus grande que plusieurs petits canaux et peut éroder davantage de terrain. La vitesse à laquelle les glaciers émissaires, p. ex. au Groenland ou en Antarctique, se déplacent dépend également de la pression hydraulique dans ces canaux. S’ils sont bien « graissés » par les canaux, les inlandsis se déplacent plus rapidement vers la mer, où ils fondent, faisant monter le niveau de la mer.


Comme un roulement à billes ?
Plutôt comme une presse hydraulique. Il peut même arriver que la pression de l’eau rehausse le glacier, du moins pour quelques heures ou quelques jours. Lorsque ce phénomène se produit, la glace circule très vite pendant un bref instant jusqu’à ce que l’eau trouve à nouveau un chemin et que la pression baisse.


Reste-t-il des glaciers alpins qui ne sont pas surveillés ?
Tous les glaciers à proximité d’une zone d’habitation sont assez bien surveillés. Par exemple à Saas-Fee, lorsqu’un effondrement menaçait au Weissmies, on a immédiatement surveillé le glacier au laser. Mais la Suisse compte plus de 1400 glaciers et on ne peut pas tous les surveiller. De plus, on ne peut pas tout savoir à 100 pour cent. Il y a deux ans, le village de Zermatt a été inondé après la rupture d’une petite poche d’eau dans la zone glaciaire. Celles-ci se forment très rapidement. Par chance, les inondations n’étaient pas trop importantes.


Quelles surprises avez-vous eues sur le terrain ?
Pour mesurer la dynamique glaciaire, nous avons régulièrement pris des images haute définition des glaciers avec des drones. Par la suite, un grand canal s’est effondré sur 50 mètres de long. La glace était très fine, de l’air a pénétré, puis la glace a fondu de l’intérieur. Des blocs sont tombés au milieu du glacier et ont été évacués par le torrent. Ces éléments ne sont pas encore vraiment pris en compte dans le taux de recul des glaciers. Grâce à nos photos et modélisations altimétriques quotidiennes de la situation avant et après de tels incidents, nous pouvons désormais – un peu comme on génère un produit dérivé – écrire un article sur ce phénomène.



Question hypothétique : quand est-ce que les alpinistes pourront voir en temps réel sur leur téléphone où se trouvent les crevasses ?
Pff, actuellement c’est difficile à imaginer. Pour les crevasses visibles en surface, il faudrait prendre de nouvelles vues aériennes tous les cinq jours environ afin de pouvoir suivre le rythme des mouvements glaciaires. Mais il y a aussi les crevasses invisibles, nettement plus complexes. Sur un plan purement financier, personne ne serait intéressé à faire voler des hélicoptères en permanence avec les systèmes radar appropriés.


En laissant de côté l’aspect financier, est-ce que l’aventure ne s’en trouverait pas amoindrie si l’on pouvait cartographier en direct chaque crevasse ?
C’est ce que je pense. Parfois, c’est dommage de tout savoir et de ne plus avoir aucune surprise en route. Car finalement, on va en montagne pour s’échapper du monde normal. Les données GPS amoindrissent déjà quelque peu l’aventure. En avril, nous avons suivi la Haute Route de Chamonix à Zermatt. Nous avons progressé de nuit sans suivre de trace GPX. L’expérience est restée mystérieuse et nous nous sommes perdus de temps à autre. Mais qui sait, peut-être que dans dix ans, des lunettes à réalité augmentée nous permettront de savoir si quelqu’un est passé par là quelques jours plus tôt.


À propos de Haute Route, abordons l’aspect sportif de ta vie. Tu tais élégamment le fait que vous avez réalisé toute la course dont on vient de parler en moins de 18 heures. Tu as également réussi à gravir 1000 mètres de dénivelé en à peine plus de 32 minutes…
… 32:20 ou quelque chose comme ça, oui.


Kilian Jornet est à peine plus rapide et s’entraîne 1200 à 1400 heures par an
née. Comment parviens-tu à concilier ces performances avec ton travail de chercheur ?
Je me le demande aussi ! Parfois je trouve que c’est stupide de vouloir être bon dans ces deux domaines, car je ne ferai jamais partie des meilleurs nulle part. Évidemment, je m’entraîne beaucoup moins que Kilian. Mais pour de courtes courses, deux heures d’entraînement par jour suffisent pour bien progresser. Le gros problème, c’est la récupération. Il est certes possible de s’entraîner dur, jusqu’à trois heures par jour, tout en travaillant à plein temps. Toutefois, on ne récupère pas suffisamment et on progresse peu.


En 2018, tu as tout de même remporté la coupe du monde de sky running !
C’est juste. À cette époque, j’ai passé plusieurs semaines sur le glacier pour le travail sur le terrain. J’ai participé à une conférence, beaucoup travaillé au bureau – et cela ne m’a pas empêché de réaliser de bonnes performances sportives. Mais c’était aussi une affaire de chance. L’hiver précédent, j’avais eu la possibilité de bien m’entraîner et je n’avais pas autant de pression au travail que maintenant, où je dois vraiment terminer mon doctorat. Les choses ne se passent pas toujours aussi bien qu’il n’y paraît de l’extérieur. Il faut simplement être très efficace au quotidien !


À t’entendre, il semble que tu ne puisses abandonner ni l’un ni l’autre.
Au bureau, je me sens parfois un peu mal avec mes 80 pour cent d’occupation lorsque je vois les autres qui se donnent à 150 pour cent pour être les meilleurs chercheurs du monde. Et dans le sport, c’est la même chose. Les gens qui courent les Golden Trail Series se consacrent presque exclusivement au sport. Comment puis-je avoir une chance contre eux alors que je passe 40 heures par semaine au bureau ? Malgré tout, cela me plaît de vivre dans deux mondes différents. D’un côté, la science, ses fervents nerds et un travail qui fait sens, puisqu’il s’agit d’effectuer des recherches sur le changement climatique et d’attirer l’attention sur les dangers concrets. D’un autre côté, le sport, où les gens sont tout aussi enflammés. Mais si je n’étais qu’un sportif qui doit se contenter de ses résultats, il me manquerait quelque chose. Quand les choses ne se passent pas bien dans le sport, je me tourne vers la science – et vice versa. En fait, je ne me considère ni comme un scientifique à plein temps, ni vraiment comme un sportif professionnel.


Parviens-tu à utiliser d’une quel
conque manière tes recherches sur le terrain pour ton entraînement ?
Sur le glacier, nous campons à 2400 mètres, c’est déjà une bonne adaptation à l’altitude. À part cela, c’est difficile. Lorsque l’on n’est pas en train de prendre des mesures, on recharge les appareils ou on cuisine. Il me reste éventuellement trois quart d’heure le soir ou le matin pour une petite ascension rapide. Mais au moins, mon travail implique de beaucoup marcher et se déroule en altitude. Cela revient un peu à un entraînement de base et c’est de toute façon bien mieux que de rester toute la journée assis devant l’ordinateur.


Un genre de récupération active ?
Oui, on peut dire ça. En 2018, j’étais sur le glacier et je suis brièvement descendu pour courir Sierre-Zinal. C’est une course très rapide quand tu viens de passer des journées à randonner tranquillement dix heures par jour. Cela donne une impression étrange. (N.D.L.R. : Egli est arrivé à la 21e place. Avec 2 h 44 min 25 s, il a réalisé le troisième meilleur chrono suisse.)


Que disent tes collègues chercheurs lorsque tu vas courir le matin avant
le travail ?
Ils me trouvent un peu bizarre. Mes collègues préfèrent faire une pause ou se baigner dans un lac pendant que je cours en montagne. Mais depuis le temps, ils me connaissent !


Quand tu fais du sport, est-ce que
tu parviens à retirer tes lunettes de scientifique ou est-ce que tu passes ton temps à scanner la morphologie du paysage ?
Effectivement, je le fais de plus en plus, mais davantage lors de l’entraînement que pendant une course. Je trouve ça cool et il me semble en voir plus que les autres, lorsque mon attention est attirée par des petits détails du paysage.



Comment arrives-tu à concilier tes recherches environnementales avec tes nombreux voyages autour du monde ?
Je dois avouer que j’aime beaucoup voyager. Bien sûr, je compense mes vols, mais chacun sait que ce n’est pas la solution, car cela génère quand même des émissions. Par conséquent, j’essaie de me limiter. Cette année, j’ai pris l’avion pour une course à La Palma. Si je me qualifie pour les championnats du monde, j’irai encore en Thaïlande. Puis ce sera tout. Il n’y a pas que l’avion, dont il faut tenir compte. La construction, la production de viande, les voitures rejettent aussi beaucoup de CO2. Mon alimentation est principalement végétarienne, je vais au travail à vélo ou en train et j’ai rénové l’isolation et le chauffage chez moi. Depuis peu, j’ai une voiture électrique, ce qui est plutôt sensé en Suisse, où nous avons une énergie hydraulique assez propre. Je ne dirai jamais pour autant que je suis un saint. Cependant, le sport n’est pas le seul problème. Les chercheurs mettent en garde contre le changement climatique, alors que certains d’entre eux voyagent beaucoup. Mais les choses sont en train de changer. Notre institut a établi une charte environnementale. Lorsqu’une conférence peut être atteinte en moins de huit heures de train, seul le voyage en train est remboursé.


Que penses-tu des résultats des votations sur la loi CO2 en Suisse ?
C’était une déception. Toutefois, bien que la loi ne soit pas passée, je pense que des mesures seront prises. Les choses s’amélioreront, mais peut-être pas aussi vite que nous le souhaiterions. Parfois, on a l’impression que beaucoup de gens parlent volontiers de réductions tant qu’il ne s’agit pas d’argent. Autre attitude typique : nous faisons beaucoup d’efforts pour avoir de l’énergie propre. Maintenant, c’est au tour de pays comme la Chine ou les USA, avec leurs centrales à charbon de faire leur part. Ce raisonnement n’est pas tout à fait faux, mais nous sommes un pays riche et consommons beaucoup, ce qui augmente les émissions.


Dans une telle culture de la discus
sion, n’est-ce pas difficile de faire entendre sa voix de scientifique et de plaider pour le renoncement ?
Autrefois, les scientifiques se contentaient de fournir des données, sans donner de conseils. C’est une erreur. Si nous adoptons cette approche, il ne se passera jamais rien. Il est de notre devoir d’indiquer aux gens comment agir pour contrer le changement climatique. Nous pourrions déjà promouvoir des technologies innovantes et des startups, p. ex. de meilleurs systèmes de chauffage, une énergie photovoltaïque plus efficace, la « séquestration géologique du dioxyde de carbone » comme le fait l’entreprise suisse climeworks. On devrait soulignés les opportunités de ce challenge, et ne pas le voir comme un sacrifice. Il faudrait dire que manger moins de viande n’est pas seulement meilleur pour le climat, mais aussi pour la santé. Ou qu’une pompe à chaleur permet d’économiser de l’énergie fossile, aussi bien que de l’argent. Parler de manière positive est généralement plus utile ! C’est souvent beaucoup plus constructif que de juger quelqu’un pour sa grosse voiture ou ses voyages en avion.


Tu travailles parfois pour Egli Engineering, l’entreprise de ton père, spécia
lisée dans la prévention des inondations. Les catastrophes seront-elles plus fréquentes à l’avenir ?
Récemment, j’ai lu un article qui démontrait qu’à cause du réchauffement climatique, les événements météorologiques avec de fortes précipitations seraient jusqu’à 14 fois plus fréquents d’ici à la fin du siècle. On peut par exemple citer les tragiques inondations de juillet en Allemagne. L’article n’est apparu que deux ou trois semaines auparavant. Et oui, les statistiques changent. Ce qui se produisait autrefois chaque siècle se produit aujourd’hui peut-être tous les vingt ans. Il manque bien sûr encore des séries de données, mais les simulations climatiques l’indiquent clairement. C’est plutôt angoissant. Nous devons pouvoir mieux nous adapter, car nous ne pourrons pas revenir en arrière. Il y aura des étés très secs et des étés marqués par les crues, ou même des étés alternant inondations et périodes de sécheresse. En outre, les précipitations seront plus intenses.


Quels sont tes pronostics pour les
sports de montagne ? Quels dangers le réchauffement climatique nous réserve-t-il ?
Dans tous les cas, les saisons seront différentes. Les courses en haute montagne, comme l’arête des Cosmiques ou la face nord de l’Eiger, ne se font plus en juillet ou en août comme avant, mais plutôt en juin, mai ou avril. Il reste alors assez de neige et le risque de chute de glace ou de pierres est plus faible. Parlons aussi du recul des glaciers : selon les pronostics actuels, la plupart des glaciers alpins auront disparu d’ici à la fin du siècle. Cela modifie fondamentalement la haute montagne. L’accès aux glaciers devient plus difficile. Les moraines sont plus raides et les crevasses plus nombreuses. Et il pleuvra davantage en hiver, même au-dessus de 2000 mètres, ce qui va accroître le risque d’avalanches de neige mouillée.


Pour terminer : que penses-tu de l’idée
du ski-alpinisme comme discipline olympique ?
Eh bien, disons que je suis globalement sceptique vis-à-vis des Jeux olympiques. Mais je reconnais que c’est quand même une grande chance pour le ski de randonnée. On peut y voir deux facettes. D’une part, ce serait une évolution bénéfique pour le sport, il y aurait plus d’argent et on pourrait en vivre en tant qu’athlète professionnel. D’autre part, si les courses devaient être retransmises de façon à plaire au public, il se pourrait que la discipline s’en trouve modifiée. Malgré tout, je pense que même si cela arrive, il y aura toujours des courses sympa, comme la Mezzalama. On verra bien !

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