À côté de moi en train d’enlever eux aussi les peaux de leurs skis et de les ranger dans leurs sacs, Bertrand le guide, André un montagnard expérimenté et Marie, une rookie comme moi. Cette première journée doit être la plus facile des cinq à venir avec seulement 550 m de dénivelé positif. Mais plusieurs surprises nous attendent: deux descentes à plus de 35 degrés et un premier couloir avec portage des skis sur le sac. Une belle entrée en matière pour moi qui ai chaussé des skis de randonnée pour la toute première fois seulement trois mois auparavant (lors de la journée de ski test de Bächli aux Diablerets). Pour découvrir, comment se sont déroulés ces trois mois et qu’est-ce qui m’a poussé à entreprendre ce tour de cinq jours, vous pouvez lire.
Sous mes lattes une pente de plus de 35 degrés. Étonnamment, je ne ressens aucune peur. Je prends une grosse respiration et je m’élance. Mon sac à dos bien rempli change un peu mon centre de gravité. Un premier virage un peu lent et contrôlé, un second plus spontané et les suivants presque dans un relâchement total. Le maintien parfait de mes chaussures me donne le sentiment que tout est sous contrôle. Venant du ski de piste et possédant une expérience restreinte en ski hors-piste et dans les pentes raides, j’ai eu l’occasion de constater, lors des cinq sorties préalables à ce tour réalisées avec différents types et marques de chaussures, que le maintien est un élément capital pour moi. Une fois en bas, je suis un peu déçue que la descente n’ait pas été plus longue, mais surtout je suis sacrément fière de moi. Je crois que c’est à ce moment-là que mes F1 de Scapa sont devenues mon grigri, de la même manière que la paire de chaussettes jaunes que je portais lors de chacune de mes courses d’ultra trail par le passé. Il n’est pas possible de changer la déclivité d’une pente, mais contrôler l’appréhension que l’on ressent l’est. Différentes techniques existent. Créer un lien entre un objet, une partie d’un équipement et la réussite, que ce soit le passage d’un couloir difficile ou de la ligne d’arrivée d’une compétition, est une manière facile de se rassurer.
Le premier portage du tour se déroule sans problème. Une dernière descente et le refuge est déjà en vue. Cette première journée a passé trop vite. Je profite des derniers moments de glisse en silence pour me faire la promesse d’être davantage dans le moment présent. Et de prendre plus de temps pour admirer le panorama durant les prochains jours. Mais c’était sans savoir ce que les deux journées à venir allaient me réserver.
À défaut de vraiment profiter du panorama, elles me allaient me permettre de découvrir des territoires émotionnels inconnus. Les ultra trails, demi Ironmans, courses de natation en mer ne m’avaient jamais fait dépasser ce que je pensais alors être mes limites.
Le matin de la journée numéro deux, le temps est très nuageux. Une heure après avoir quitté le refuge du Chatelleret, la neige commence à tomber et la visibilité à se réduire. Au programme, le passage du col de la Casse Déserte avec une seule montée (+1494 m de dénivelé), combinant ski et crampons. La neige est dure, la pente raide. Chaque conversion fait monter mon niveau d’adrénaline. Les traversées sont l’occasion de récupérer en faisant bien siffler les peaux sur la neige pour réduire la dépense d’énergie. Rapidement, les couteaux sont nécessaires. Quand la pente est devenue trop raide, les skis ont été enlevés, les crampons enfilés et une cordée formée. L’étendue de neige s’est transformée en falaise caillouteuse sur laquelle la clé est de trouver un mélange de neige et glace pour profiter de la meilleure adhérence possible. Mon appréhension est vite remplacée par une joie énorme: j’avance dans la falaise, les crampons tiennent, utiliser mon piolet est presque déjà devenu automatique. Je réalise que j’ai confiance dans mon matériel, en mes compagnons de cordée. Et en moi-même. Une fois arrivée en haut, je me sens toute héroïque et fière de moi. Je ne sais pas encore que le passage du col de la Casse Déserte (3483 m), avec sa pente de plus de 40 degrés, ne constitue, en fait, qu’une préparation à ce qui nous attend le troisième jour.
Arrivés tard au refuge de l'Alpe de Villar d'Arène, la soirée et la nuit sont courtes. Les prévisions météo pour le lendemain annoncent un temps acceptable le matin, mais du vent et de la neige en deuxième partie de journée. C’est donc dans l’obscurité, à 5h du matin, lampes frontales allumées, que nous nous élançons en direction de la Brèche de la Plate des Agneaux. La longue montée, pas trop raide, prend une dimension un peu mystique: petit à petit, le ciel passe d’un noir profond à un dégradé de rose, orange, bleu. La lune est remplacée par un timide soleil. La neige crisse sous nos peaux. Le temps s’arrête. Je rentre pour la première fois de la journée dans le «flow», un moment de perfection dans lequel j’ai l’impression de flotter et sentir des papillons virevolter dans tout mon corps.
Notre petit groupe continue d’avancer jusqu’au pied de la Brèche de la Plate des Agneaux (dont le sommet culmine à 3217 m). Deux cordées attendent et semblent hésiter à se lancer dans la montée. Notre guide Bertrand prend la décision qu’il faut entamer l’ascension sans tarder. Nous chaussons les crampons, accrochons nos skis sur les sacs et nous nous élançons. Le couloir d’un peu plus de 300 mètres est presque vertical. Piolet dans la main droite, un bâton de ski à l’horizontal dans la main gauche, j’ai l’impression de partir à l’ascension d’un grand sommet. Je veille à bien taper mes crampons dans la neige dure pour avoir la meilleure adhérence possible. Un rapide coup d’œil en bas me fait comprendre que nous avançons relativement vite, car les groupes, toujours dans l’attente en bas, ont déjà disparu. Je réalise aussi que la pente dans laquelle je me trouve est sacrément raide. Je me sens encore un plus dans la peau d’une héroïque montagnarde.
D’un seul coup, le vent se lève. Par réflexe, je me colle à la paroi de neige, sous les rafales forcissant. En une fraction de seconde, je suis envahie d’une onde glacée. Je suis quasi paralysée par la peur. Je m’apprête à prendre une longue respiration pour me calmer et je me retrouve les narines pleine de neige: de fines couches de neige venant du sommet s’abattent sur nous sous l’effet du vent. J’ai, pendant quelques secondes, l’impression que je suis sous l’eau et que je me noie. La tension de la corde me fait sortir de ma panique. Bertrand, le guide, et Marie devant moi continuent l’ascension. André, derrière moi, me demande pourquoi je me suis arrêtée. Je viens de découvrir, vivre, ressentir ce qu’est la peur. Pas juste l’appréhension, mais un sentiment bien plus fort que je n’ai jusque-là jamais vécu dans ma vie. Je commence à me parler, à crier ma peur, à questionner le bien-fondé de que je suis en train de faire. Personne ne me répond. En réalité, personne ne m’entend. Nous continuons d’avancer, la montée me paraît interminable. Je fais taire ma peur. Je me rappelle que ça ne changera rien que je sois terrorisée ou non. Il faut que j’avance. Je commence à m’habituer aux «spindrifts», à fermer la bouche quand trop de neige vole autour de moi. Je décide de faire confiance à la vie, à notre guide, à notre cordée.
Une fois arrivés en haut, ni pause, ni grands discours. Le vent ne semble pas faiblir. Nous avons deux options: redescendre le couloir que nous venons de terminer ou alors tenter la traversée sur l’arête jusqu’au col Émile Pic (3483 m). En un signe de tête, nous décidons collégialement de nous élancer sur l’arête. Toujours encordés, nous nous mettons directement en mouvement. J’ai faim. Crampons toujours aux pieds et skis accrochés sur le sac, j’essaie tant bien que mal d’avancer. Les fortes rafales me déséquilibrent et je dois lutter pour ne pas tomber dans la neige. L’arête semble sans fin. Je me rappelle avoir suggéré de faire une pause, mais ma voix s’est perdue dans le vent. Je commence à compter, en anglais, puis en allemand, mes pas. C’est une tactique que j’utilise souvent dans les moments difficiles lors de longs efforts. Cela permet de déconnecter le cerveau. Et pour la deuxième fois de la journée, je perds la notion du temps. Je suis à nouveau dans le «flow». Mais cette fois-ci, mon corps n’héberge pas des papillons de bonheur, il est simplement vide et ne ressens plus rien. Je suis devenue un objet qui se meut automatiquement. Les sentiments de faim et de peur ont disparu. Je ne sais dire combien de temps dure la traversée sur l’arête. Petit à petit, je commence à retrouver de l’énergie et ne plus ressentir l’effort. Une fois de plus, je réalise que le corps humain a des réserves insoupçonnées, et surtout qu’il a la capacité de les utiliser. Nous arrivons au bout de l’arête. Sous nos pieds, un couloir qui nous permet de rejoindre le mythique refuge des Écrins.
Nous nous mettons en rappel pour descendre les uns après les autres. Plus aucune appréhension ou crainte. Chaque geste me paraît simple et évident. Une fois arrivés en bas du couloir, nous retirons nos crampons et chaussons les skis pour rejoindre le refuge des Écrins, situé à 3175 m. Nous poussons la porte du refuge, le vent a commencé à forcir. Une fois à l’intérieur, nous nous tombons les uns les autres dans les bras. Des larmes coulent sur mes joues. Bertrand nous dit qu’il est extrêmement fier de nous (surtout de Marie et moi, les rookies), de notre courage et de notre ténacité. Ce moment dépasse de nombreuses victoires et médailles que j’ai gagnées par le passé. Je tremble un peu, j’ai faim, mais je suis intrinsèquement heureuse.
Je lève les yeux et j’aperçois d’autres randonneuses et randonneurs déjà arrivés, mes narines reconnaissent l’odeur réconfortante de la soupe. Mis sous pression par les conditions météo et partis à l’aube, nous avons été si rapides qu’il est seulement 13h30 quand nous nous mettons à table. Au fil des heures, les autres groupes arrivent, le temps se couvre et la neige commence à tomber.
Au réveil du quatrième jour, ce n’est pas moins de quarante centimètres de neige fraîche qui recouvre la montagne. La vue est tout simplement incroyable depuis le refuge, construit sur un promontoire rocheux, et faisant face à la célèbre barre des Écrins (dont le Dôme est le plus haut sommet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et des Alpes du Sud, avec une altitude de 4102 m).
Nous avons évidemment dû annuler l’ascension du Dôme de Neige des Écrins pour des raisons de sécurité. Les semaines ayant précédé le tour (voir autre article), il m’a parfois été difficile de faire preuve d’humilité pour accepter les lois de la nature qui chamboulaient tous mes plans. Cette fois-ci, je suis presque heureuse que cette même nature nous empêche de rejoindre le sommet. J’ai besoin d’un terrain un plus facile pour digérer les émotions de la veille. Nous nous contentons d’une sortie tranquille vers la Roche Faurio en passant sur le Glacier Blanc, pour revenir ensuite sur nos pas, ou plutôt nos traces et continuer jusqu’au refuge du même nom. La combinaison du ciel bleu azur, de la neige fraîche, de l’étendue du glacier sous nos skis et des montagnes environnantes offre une vue à couper le souffle. Mes sens et mon esprit n’ont plus besoin d’être concentrés sur l’action. Pour la première depuis le début du tour, j’ai enfin le temps de m’imbiber de la beauté du paysage. Je réalise aussi que le tour touche presque sa fin.
Depuis presque cinq jours, je vis sans douche, sans eau courante, sans miroir, sans contact avec le monde extérieur (électricité rarement disponible pour recharger les téléphones et aucune réception téléphonique). J’essaie de profiter au maximum de ces derniers moments loin de la routine de la vie quotidienne.
Au moment de quitter le refuge le lendemain matin, je comprends que je suis sur le point d’avoir réussi mon pari: un tour de plusieurs jours en ski de randonnée, avec plusieurs passages techniques, à plus de 3000 mètres d’altitude seulement trois mois après avoir découvert ce sport.
Le programme de cette dernière journée est clair: une montée rendue un peu technique, en raison des nouvelles chutes de neige, jusqu’au col du Mônetier, en passant une vire en crampons, puis une très longue descente dans la poudreuse. Petit à petit, les villages apparaissent au loin, la neige commence à se faire plus rare. Nous terminons le dernier kilomètre à pied jusqu’au village de Mônetier. Après un long moment d’échanges autour d’un repas et des accolades pleine d’émotions, il est temps pour chacun·e de repartir vers son quotidien. Pour moi, comme à chaque fois après avoir vécu des moments intenses et avoir dépassé mes limites, le retour au confort et dans la vie «normale» est un peu difficile. La bienveillance des gardienn·ne·s des refuges, de mes compagnons, de notre guide, ainsi que des autres randonneuses et randonneurs me manquent pendant plusieurs jours. Mais, le plus difficile, peut-être, est de ne pas être capable de trouver des paroles pour partager les émotions vécues. J’espère être parvenue à le faire en partie à travers ces lignes.
Détails du tour:
Jour 1:
La Grave-col de la Lauze (3512 m)-brèche du Replat (3338 m)-refuge du Chatelleret
Jour 2:
Refuge du Chatelleret-col de la Casse Déserte (3483 m)-glacier de la Plate des Agneaux-refuge de l’Alpe de Villar d’Arène
Jour 3:
Refuge de l’Alpe de Villar d’Arène-brèche de la Plate des Agneaux (3217 m)-col Émile Pic (3483 m)-refuge des Écrins (3175 m)
Jour 4:
Refuge des Écrins-montée vers la Roche Faurio-Glacier Blanc-refuge du Glacier Blanc
Jour 5:
Refuge du Glacier Blanc-col du Mônetier (3338 m)-Monêtier
Fotos: Betrand Gentou, Andre Sacchettini, Marie Victoire Dieudonne
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