Tout à l’air d’être en miniature. Le car postal est à peine plus grand qu’un bus VW, le village n’abrite qu’une poignée de maisons, dont certaines sont ornées de bouquetins et de soleils comme dans un livre pour enfants. Il est midi lorsque nous arrivons sur la place pavée du village. Le soleil de printemps brûle dans le ciel puis semble ruisseler sur les toits et les murs. Nous hissons nos skis sur l’épaule et traversons le village de Guarda, lequel appartient au royaume des livres pour enfants, puisque c’est ici que vivait le fameux « Schellen-Ursli ». Grâce à ce livre, beaucoup d’entre nous savent que dans certaines parties des Grisons, on fête le « Chalandamarz » le 1er mars, où l’on chasse l’hiver à coups de clochettes, de grelots et de fouets. Le reste du temps, la région est plus tranquille : depuis 2021, Guarda fait partie des rares « villages d’alpinistes » des Alpes, une initiative de plusieurs associations alpines pour assurer et promouvoir le tourisme doux.
Dans l’histoire, « Schellen-Ursli » monte à l’alpage, de la neige jusqu’aux genoux, pour y chercher une vraie cloche de vache, car les autres enfants du village se sont moqués de lui à cause de sa clochette. Lorsqu’en bordure du village de Guarda, nous chaussons nos skis et passons notre sac à dos sur l’épaule, nous préférerions ne porter qu’une petite cloche. À la place, nos bagages pèsent aussi lourd que des sonnailles, car nous prévoyons de passer toute une semaine en montagne. Ou, plus précisément : dans la Silvretta. Les sommets de cette région des Alpes orientales se dressent à la frontière des Grisons, du Vorarlberg et du Tyrol. Sauvages et raides, ils culminent à 3400 mètres et sont sillonnés de vallées, de cols et d’étendues glaciaires.
Il n’est pas surprenant que ces massifs montagneux aient longtemps été considérés comme inhospitaliers. Voilà 260 ans, lorsque la première encyclopédie des Alpes suisses paraît, l’auteur et naturaliste Gottlieb Sigmund Gruner (1717-1778) n’y mentionne la « Selvretta » qu’en marge. « En effet, à l’exception de quelques rares routes de montagne, ces régions recouvertes de glace sont généralement inaccessibles et donc méconnues », écrivit-il pour s’excuser. Il a pourtant osé traverser la région « de Schuls jusqu’au Rhin, du matin au soir » – avec deux autochtones compétents. Il a toutefois précisé que l’excursion s’était déroulée sur des sentiers battus et n’était pas alpine.
Nous commençons nous aussi par longer une route d’alpage. D’abord dans une forêt de mélèzes, puis le long des pentes du Val Tuoi. Nous avons l’impression de pénétrer au cœur de la montagne : les sommets se dressent toujours plus haut des deux côtés de la vallée et nous nous enfonçons toujours plus profondément dans l’ombre glaciale, jusqu’à ce que nous atteignions la cabane Tuoi deux heures plus tard. Cette cabane en pierre se nomme Chamonna Tuoi en romanche local. Sur sa façade brillent des volets bleu et blanc, là encore comme dans un livre d’enfants. Pourtant, nous la ratons presque, car elle se trouve littéralement dans l’ombre de l’emblème de la Silvretta : derrière elle, au fond du Val Tuoi, trône le Piz Buin – si puissant et sauvage qu’il semble à première vue impossible d’atteindre son sommet rocheux.
Un peu plus tard, nous sommes assis dans le séjour de la cabane, qui rappelle l’époque où nos parents et grands-parents réalisaient les mêmes courses que nous aujourd’hui. Et comme eux autrefois, nous réchauffons nos mains autour d’une tasse de thé et écoutons le feu crépiter dans le poêle, qui remplit la pièce d’une ambiance chaleureuse et douillette. « Quelle chance », me dis-je, « de se trouver ici alors qu’il fait si froid dehors. » Contrairement à ce cher Gruner, les visiteurs de la Silvretta ont depuis des décennies, la possibilité de dormir et de se reposer dans une douzaine de refuges, dont quatre du côté suisse.
Entre Radler et Panaché
Pourtant, aujourd’hui encore, la région semble à la fois proche et lointaine pour les alpinistes suisses. Peut-être parce que la Silvretta se situe en partie à l’étranger. Certains se demandent peut-être si cette montagne appartient à la Suisse ou non. La fixation de ski de randonnée créée en 1966 et portant le nom géographiquement étrange de « Silvretta Saas Fee » était originaire d’Allemagne. Quant à la crème solaire « Piz Buin Mountain », on se demande toujours s’il s’agit d’un produit suisse ou autrichien. Remarque en passant : créée dans les années 1940 par un Autrichien, « Piz Buin » est désormais une marque états-unienne.
Pour moi aussi, la Silvretta a longtemps eu quelque chose d’envoûtant. Elle est restée pendant des années sur ma liste de souhaits jusqu’à ce qu’un jour, enfin, – le lendemain de mon arrivée – je me retrouve devant la cabane Tuoi avec mes amis et amies. Nous chaussons nos skis, les doigts engourdis par le froid, et commençons par gravir une première pente. Le Piz Buin dans le dos, nous nous dirigeons vers l’est en passant par des combes et des crêtes, jusqu’à ce que nous traversions la frontière nationale, presque sans nous en rendre compte. Comme toujours, nous nous étonnons de voir que rien ne change, ni d’un côté ni de l’autre : une étendue glaciaire se déploie devant nous, des sommets rocheux se dressent au loin et, dans la lumière matinale, nous voyons d’autres skieurs de randonnée monter depuis l’Autriche.
Seuls les noms des couloirs évoquent le pays voisin : nous franchissons le Jamtalferner, tandis que devant nous se dresse le Vorder Jamspitz. Un sommet rocheux que nous serons presque seuls à gravir, alors qu’une horde de randonneurs se masse sur le Hinter Jamspitz. Contrairement à eux, nous déposons rapidement les skis et gravissons un couloir avec crampons et piolet, escaladons une petite arête et atteignons la pointe peu après. Au-dessus de nos têtes, le ciel est d’un bleu infini et, tout autour de nous, une mer de sommets s’étire jusqu’à l’horizon. On voit presque la totalité des quelque 300 sommets de la Silvretta et bien d’autres encore. Ils sont sillonnés de glaciers et de névés, ce qui nous donne une idée de pourquoi on parle de la « Silvretta bleue » dans le Vorarlberg et le Tyrol. Même s’il ne s’agit plus des « grandes vallées glacées » dont parlait Gruner, la Silvretta fait aujourd’hui encore honneur à son nom, du moins en hiver, lorsque la neige qui la recouvre ressemble à de l’argent et à de la poussière d’étoiles.
En partant de la Chamonna Tuoi, nous sillonnons ce pays d’argent durant quatre jours. Nous partons tôt le matin et gravissons des pentes avec nos crampons, escaladons les flancs montagneux, crapahutons dans des cheminées et grimpons sur des arêtes. Piz Fliana, Dreiländerspitze, Piz Buin, Silvrettahorn – tous ces sommets offrent de superbes randonnées à ski printanières dans une ambiance alpine. Une fois au sommet de l’une de ces montagnes, nous admirons le paysage qui nous entoure. « Regarde, l’Ortler ! », lance quelqu’un. « Et là-bas, le Palü et la Bernina ! » Ceux qui connaissent bien les Alpes orientales pointent vers le lointain et nomment la Rote Wand et le Weisskugel. « Et ça, là-bas ? », je demande. « Les oreilles de lièvre ! », nous rétorque notre ami. Nous rions et ne comprendrons que plus tard qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. Les Orecchia di Lepre en italien, qui culminent à 3257 mètres, se dressent juste au-dessus du village sud-tyrolien St. Nikolaus.
Bronzés au pays d’argent
Puis, dans l’après-midi du quatrième jour, nous imitons Gottlieb Sigmund Gruner et mettons le cap sur l’ouest. « Il faut marcher pendant quatre heures sur de la neige et de la glace » écrivit-il alors. Et c’est ce que nous faisons à notre tour, laissant glisser nos skis de randonnée sur les vastes étendues glaciaires. Nous montons d’abord celle de La Cudera, puis traversons la large cuvette du Silvrettapass. « Ce voyage est également dangereux », avertissait Gruner, car le chemin est parsemé de « crevasses profondes, souvent insondables et recouvertes de neige, que l’on ne peut donc pas prévoir ». C’est la raison pour laquelle lui et ses guides ont placé de longues perches sous leurs bras et se sont attachés une corde autour du corps. Quant à nous, nous nous contentons d’un baudrier et d’une corde pour monter au col, puis descendons – merci les skis de randonnée ! – sur le Silvrettagletscher, toujours imposant.
Contrairement aux pionniers de l’époque, nous ne continuons pas jusqu’au Rhin, mais rejoignons la Silvrettahütte, où nous échangeons nos chaussures de ski contre des Crocs, avant de s’installer sur la terrasse ensoleillée et de commander des jus de pomme et des panachés. Les jours suivants, nous monterons tantôt sur la Schneeglocke, tantôt sur le Verstanclahorn. Puis, après une semaine de ski de randonnée, nous descendrons à Sardasca et atteindrons peu après le hameau du Prättigau Monbiel. Comme il se doit : les jambes fatiguées, les sacs à dos allégés et le visage tanné par le soleil malgré la « Piz Buin Mountain ».
Skitouren in der Silvretta
Région
Le massif englacé de la Silvretta fait partie des Alpes orientales centrales et s’étend sur la région transfrontalière des Grisons, du Vorarlberg et du Tyrol. Le Linard (3410 m) est le sommet le plus haut, tandis que le Piz Buin (3312 m), le Silvrettahorn (3244 m) et le Gross Litzner (3109 m) sont les plus connus.
Randonnées à ski
La région abrite d’innombrables sommets adaptés à la randonnée à ski : Piz Buin (AD-), Piz Fliana (D-), Hinter Jamspitz (PD-), Vorder Jamspitz (AD), Dreiländerspitz (AD-), Silvrettahorn (AD). Les degrés de difficulté se rapportent à l’ascension jusqu’au dépôt des skis ; souvent, des connaissances alpines et un équipement adéquat sont nécessaires pour atteindre le sommet.
Hébergements
Citées dans le texte :
Autres cabanes dans la région :
Voyage aller/retour
Décrit dans le texte : en train jusqu’à Guarda et en car postal jusqu’à « Guarda, cumün » ; retour de « Klosters, Monbiel » en bus jusqu’à Klosters, puis en train jusqu’à Landquart.
Carte
Literatur
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