Lorsqu’on relie les Centovalli au lac Majeur, le contraste entre animation et tranquillité est saisissant. La randonnée, passant par la Via del Mercato, le village de montagne solitaire Rasa et le Pizzo Leone, nous plonge dans une oasis de sérénité.
Durant les jours sombres de 1940, je traversais une vallée tessinoise isolée. Au-dessus de la route, je fus attiré par un petit village qui semblait accroché à la falaise tel un nid. Devant la porte d’une minuscule maison était assise une vieille femme illuminée par les précieux rayons d’un rare instant ensoleillé. Son abandon à cette chaleur bénie ressemblait tant à une prière que je me retirai, gêné. »
Les mots et les images émouvants du photographe Rico Jenny, originaire de Tegna, m’accompagnent sur le chemin qui traverse les Centovalli. La vallée porte ce nom (cent vallées) car elle est composée d’innombrables ramifications. Ces dernières marquent également les portraits de Rico Jenny. En hiver, certains villages situés sur le versant ombragé ne reçoivent quasiment jamais de soleil. Sur le versant ensoleillé en revanche, on cultive la vigne jusqu’à 800 mètres. Malgré tout, ce terrain accidenté et reculé permettait difficilement de générer un revenu pour toute la famille : beaucoup durent émigrer ou se faire engager comme ramoneurs dès l’enfance. Au « Museo Centovalli e Pedemonte » d’Intragna, les visiteurs peuvent jeter un œil à ces étroites cheminées, dans lesquelles se faufilaient autrefois des garçons de huit ans. On peut percevoir leur angoisse d’y être asphyxié. Les clichés du photographe Jenny y sont également accrochés. « Le musée n’est pas un lieu où conserver de vieux objets ; c’est un lieu d’échanges et d’inspiration.
Le clocher d'Intragna culmine à 65 mètres de hauteur et représente le campanile le plus élevé du Tessin.
Il ne doit pas être orienté vers le passé, mais vers l’avenir », déclare le jeune conservateur Mattia Dellagana. Le musée borde la Via del Mercato, une ancienne voie marchande qui fut longtemps l’unique façon de relier Domodossola à Locarno. Le chemin était surtout emprunté par les commerçants, les bûcherons, les bergers et les émigrants. Cet itinéraire chargé d’histoire, signalisé aujourd’hui comme le chemin de randonnée n° 631, reflète fortement l’esprit des Centovalli. C’est le point de départ idéal pour ma randonnée sur la crête qui sépare les Centovalli du lac majeur, jusqu’à Ascona. Il est possible de réaliser cette randonnée en une seule journée, mais les expériences sont plus marquantes lorsqu’on prend son temps. Une nuit à Intragna permet déjà d’apprivoiser l’esprit de ce lieu archaïque. La deuxième nuit est prévue à Rasa, le village sans route, et la troisième à Arcegno ou au Monte Verità – la montagne de la vérité. Cette course ne pourrait pas être plus adaptée à notre époque.
Le jardin d'escalade d'Arcegno domine Ascona de 400 mètres et permet de grimper tout en appréciant le calme de l'endroit.
Au fil du temps
Mattia Dellagana n’est pas le seul à penser que nous vivons le plus grand tournant de l’histoire de l’humanité. « Ma grand-mère appartient à la génération qui a connu l’ensemble des progrès et mutations du XXe siècle en une seule vie. Elle a grandi sans électricité ni chauffage. C’est incroyable de vivre autant de grands changements en une seule génération », s’exclame le conservateur. « Autrefois, ce qui comptait, c’était l’essentiel, la qualité ; aujourd’hui, c’est la quantité, l’abondance. » On pourrait se demander si cela nous rend plus heureux. En réalité, c’est plutôt le contraire. Comment passons-nous notre temps aujourd’hui ? Souvent, la consommation est au premier plan. Vouloir posséder nous évite d’être. Ces pensées m’accompagnent sur la Via del Mercato, où je finis par me concentrer pleinement sur l’instant présent. Les oiseaux gazouillent et une odeur de nature luxuriante emplit l’air. Des palmiers apparaissent entre les feuillus, les fleurs dégagent des parfums envoutants, l’eau clapote. Dans un pli se cache un moulin, en bordure d’étangs scintillant au soleil et bordés d’azalées. Un pont de pierre arqué enjambe le torrent et je passe devant un petit sanctuaire magnifiquement peint. De temps à autre, le sentier est joliment pavé, à l’image d’un chemin muletier. Selon Dellagana, l’infrastructure et la main d’œuvre d’alors avaient leurs limites et l’on ne pouvait pas tout transporter. Le commerce se concentrait donc sur les choses que l’on ne pouvait pas fabriquer soi-même. Je continue sur le chemin qui monte et descend doucement, tantôt le long de falaises, tantôt dans un terrain en terrasse où l’on cultivait jadis des céréales et des légumes, puis à nouveau à travers des villages. Tous ceux-ci bordent la Via del Mercato et non la route principale actuelle, qui se trouve plus bas et n’a été construite qu’au milieu du XIXe siècle. Peut-on vraiment apercevoir le clocher d’Intragna depuis n’importe quel village ? Selon certains, c’est précisément pour cette raison qu’il a été construit aussi haut, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Avec ses 65 mètres, il reste le campanile le plus élevé du Tessin. De son sommet, on jouit d’une vue lointaine et plongeante. On y aperçoit notamment le toit de l’Albergo Antico, où l’on peut s’offrir une superbe nuitée dans un cadre médiéval. Puisqu’il s’agit d’un Bed & Breakfast qui n’offre que le déjeuner, je soupe au Grotto Maggini, au bord de la rivière. J’y déguste de délicieux mets et découvre la passion du patron pour le bon café. Fabio Minesso me raconte qu’il lui a fallu trois mois d’expérimentation pour créer un mélange équilibré de grains, qu’il torréfie lui-même une fois par semaine. C’est son grand-père qui lui a transmis ce savoir-faire. Outre du sel et d’autres denrées, on transportait du café sur la Via del Mercato. À voir les maisons patriciennes de Verdasio, à trois heures et demie de marche d’Intragna, on devine que ce commerce a dû rapporter un peu d’argent. À Verdasio, je quitte la Via del Mercato pour rejoindre le téléphérique de Rasa, qui me hisse vers une terrasse panoramique où une paix profonde m’envahit.
Village dormant
Rasa, village sans voitures habité toute l’année, est le point de départ d’innombrables randonnées. En outre, il séduit par son isolement : plus que jamais, les gens sont en quête d’oasis de tranquillité, éloignées de l’agitation du monde. Les rayons du soleil caressent les ruelles pavées ; un chat prend un bain de soleil sur un rebord de fenêtre. Le regard erre sur les innombrables ramifications des Centovalli. Au sud-ouest, à l’horizon, scintillent quelques sommets des Alpes valaisannes. Ce ravissant village de carte postale a été fortement touché par l’exode rural, la population de Rasa passant de 200 à une dizaine d’habitants. Une chance que Hans Bürki soit passé par là, au détour de l’une de ses randonnées, au début des années 1960. Ce dernier a rencontré un jeune couple qui souhaitait vendre son bien dans ce village dépeuplé. Bürki a profité de cette opportunité, rénovant des maisons vides avec l’aide de nombreux bénévoles, donnant ainsi naissance au centre de formation et de vacances Campo Rasa, où les randonneurs peuvent passer la nuit dans une ambiance très chaleureuse. Le centre est exploité par le VBG, un réseau de chrétiens évangéliques, cofondé par Bürki. À table, on récite le bénédicité. Toutes les autres offres spirituelles sont facultatives.
Pour mon ascension sur le Pizzo Leone, qui culmine à 1659 mètres, je me lève tôt. Des sentiers raides conduisent sur ce fantastique sommet panoramique, situé sur la crête entre les Centovalli et le lac Majeur. Ces sentiers traversent des ravins sauvages, où la neige peut demeurer longtemps. Chaque année, les catastrophes naturelles de l’hiver contraignent les constructeurs de chemins à de pénibles travaux de rénovation. La particularité de cet itinéraire réside dans son effet waouh, lorsque la forêt se retire brusquement sur la crête, faisant place à des alpages qui semblent se jeter dans le lac. Ici, nul besoin d’ailes pour se sentir libre comme un oiseau. De minuscules bateaux dessinent des lignes d’écume dans le fjord alpin. Juste sous mes pieds, j’aperçois les îles de Brissago. La descente riche en vues traverse tous les étages de végétation. La flore alpine devient méditerranéenne, tandis que l’aride se transforme en luxuriant. Je laisse les quartiers résidentiels sur ma droite, pivote à gauche et trouve une auberge à Arcegno, village qui contraste fortement avec le tumulte touristique de la proche Ascona. L’Hotel Zelindo est un havre de paix au cœur de la nature. Je m’y sens comme chez des amis. Le couple de gérants, Wendy et Andrea, dégage une gaieté contagieuse et gâte ses hôtes avec une bonne cuisine du terroir. Le lendemain matin, je m’enfonce plus profondément dans les collines aux alentours d’Arcegno et y découvre un paysage extraordinaire formé par l’érosion glaciaire. Ces falaises sont aujourd’hui très prisées par les grimpeurs. Il s’agit de roches moutonnées dans un labyrinthe de creux et de combes, dans lesquels se sont formés des étangs et des biotopes. Selon les mystiques, ces lieux sont hautement énergétiques et incarnent des lieux de culte préhistoriques. Au Balladrüm, l’une des collines d’observation, on rencontre par exemple les vestiges d’une enceinte, tadis que sur la colline de Barbescio on trouve des pierres à cupules où les Celtes déposaient leurs offrandes.
Le Monte Verità et les collines environnantes présentent souvent des paysages de carte postale.
L’ermite d’Arcegno
On peut essayer de dénicher la « Valletta del Silencio » (petite vallée du silence) ou la grotte des Païens. Non signalisés, ces deux lieux sont passionnants, uniques et inspirants. C’est dans cette grotte que Gustav Arthur Gräser, que tout le monde nommait Gusto, a trouvé son idéal de vie : une authentique liberté par le renoncement aux choses inutiles. « D’aucuns le considèrent comme un « Ghandi occidental » qui s’est opposé sans violence à la mise sous tutelle et à l’esclavage des hommes », écrit Elmar Good dans son œuvre « Magisches Tessin ». Durant de longues années, Gräser a vécu comme ermite dans cette grotte, offerte en 1902 par la commune de Losone. Il marchait pied nu, mangeait végane, réalisait des danses de lune et représentait un point de contact privilégié pour la « coopérative végétale » du Monte Verità, qu’il avait fondée avec son frère entre autres. Révolutionnaires, utopistes, idéalistes, célébrités, artistes et poètes vinrent chercher une nouvelle façon de vivre au Monte Verità. Les indigènes les surnommaient « Balabiotti » (danseurs nus). Hermann Hesse aimait également se promener nu dans la forêt d’Arcegno et philosopher avec Gräser. J’ai de la chance et je déniche la grotte solitaire. Un souffle froid en émane ; pourtant, une puissante énergie circule, me réchauffant de l’intérieur. Comme si tous ces gens étaient encore là, plongés dans leurs pensées profondes. Tu trouveras la richesse dans le silence, comme l’a probablement dit un jour Gräser.
Photos © Iris Kürschner
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