Comme si un rideau se levait. L’observateur se
retrouve plongé des dizaines d’années en arrière,
lorsque les routes n’étaient pas encombrées de voitures,
que les villages n’abritaient pas de lotissements modernes
et qu’un jardin potager prospérait devant chaque
maison. C’est ce que l’on voit une fois que l’on a réussi à
se frayer un chemin dans le dédale de rues et les centres
commerciaux entre Mendrisio et Chiasso, vers l’extrémité
sud du Tessin. Jusque dans la Valle di Muggio. Comme
tout le monde veut fuir au plus vite les affreuses constructions
vers le sud ou le nord, rares sont ceux qui bifurquent
dans la vallée latérale longue de 37 kilomètres que les
indigènes nomment Val da Mücc. Là, derrière le chaos et
l’agitation, se cache un autre monde, un monde tranquille,
archaïque. Il s’agit probablement du plus sauvage – ou en
tout cas du moins helvétique – endroit de Suisse. Même
si la ponctualité des cars postaux, la signalisation des
chemins et les horaires d’ouverture des restaurants
pourraient nous en faire douter.
Lorsque le ciel est moins
nuageux, la vue depuis le
sentier panoramique du
Monte Generoso s’étend
jusqu’aux géants de glace
des Alpes valaisannes (photo : Iris Kürschner).
Le fromage inconnu
Cette vallée secrète culmine au Monte Generoso, que tous
les fans du Tessin connaissent. Un train à crémaillère
grimpe depuis Mendrisio sur cette éblouissante montagne
panoramique, couronnée depuis 2017 par la « fleur de
pierre » du célèbre architecte tessinois Mario Botta. Depuis
la Valle di Muggio, on parcourt le Monte Generoso par
son versant ensoleillé, dans une solitude absolue. Le point
de départ déjà, Scudellate, nous donne l’impression d’avoir
atterri au bout du monde : quelques maisons en pierre
accrochées sur une pente raide, des volets de travers, des
rosiers grimpant sur un crépi écaillé. De la mousse pousse entre les pavés des ruelles étroites, à travers lesquelles
les rayons du soleil ne parviennent pas à s’infiltrer. En première
ligne se trouve l’Osteria Manciana – le coeur de ce
village de 20 âmes.
Piera Piffaretti, la patronne, prête une
oreille attentive aux peines et aux joies qu’on lui confie.
Dans ses marmites ne cuisent que des aliments provenant
du jardin et de la vallée. La cucina povera : simple et
copieuse. Son Ossobuchi est légendaire. Il ne s’agit pas de
jarret de veau comme pour l’osso buco en Italie, mais de
porc. « A cause de leur lait, les vaches étaient trop importantes
pour être abattues » déclare cette septuagénaire
déterminée. Elle laisse la viande mijoter dans son jus
pendant plus de quatre heures ; celle-ci se détache littéralement
de l’os. Elle y ajoute de la polenta issue du moulin
de Bruzella. Puis viennent des fromages que l’on ne trouve
nulle part ailleurs : leur rendement est trop faible pour
qu’ils puissent être commercialisés.
Entre les formaggini
alti – petits fromages frais au goût acidulé des alpages du
Monte Generoso – le Zincarlin saute aux yeux. Ce fromage
poivré au lait cru, de forme conique, est frotté chaque jour
avec du vin blanc au cours d’un affinage de deux mois. Si
on le mange avec du miel, il est un peu moins fort et c’est
une explosion de saveurs dans la bouche. En 2004, il est
devenu le premier produit Slow Food de Suisse.
Liens : Piera et Guerino Piffaretti donnent une dégustation du fromage local Zincarlin. A droite : l’Alpe Nadigh
au Monte Generoso est encore exploité (photos : Iris Kürschner).
Lorsque Piera et son mari Guerino évoquent le passé,
impossible de faire l’impasse sur les histoires de contrebande.
Dans les années 1930, Scudellate comptait quelque
150 habitants. « Presque tout le village s’adonnait à la
contrebande. Cela a duré jusque dans les années 1970. »
raconte Guerino. « Avec des "peduli", des chaussures
fabriquées à partir de sacs de jute, on passait la frontière
derrière le village en traversant les montagnes jusqu’au
lac de Côme. Une marche de sept heures. On portait sur
le dos la "bricolla", remplie avec 700 paquets de cigarettes.
Le salaire se montait à 70 francs. »
Piera et Guerino
n’exploitent pas seulement l’Osteria, mais aussi un petit
magasin dans le même bâtiment. Après la Seconde Guerre
mondiale, lorsque Chiasso et Mendrisio se sont transformés
en centres économiques, les campagnes se sont
dépeuplées. Juste à côté de l’Osteria, l’école de Scudellate
– qui accueillait autrefois 40 enfants – est aujourd’hui une
auberge de jeunesse. Comme on peut s’en douter, elle est
exploitée par Piera et Guerino.
Silvia Ghirlanda vient souvent
à l’Osteria Manciana pour prendre un bon repas et papoter.
Avec son mari Paolo Crivelli, elle était parmi les pionniers
à mettre sur pied l’écomusée local, qui s’est transformé
en association en 1980. Le Museo etnografico della Valle
di Muggio (MEVM) ne voyait pas l’intérêt de conserver
des objets historiques dans un bâtiment. A la place, on
a pris en compte l’héritage culturel du paysage. Des
bâtisses et des sites de production représentatifs ont été
restaurés. Par exemple, le moulin de Bruzella moud à
nouveau du maïs rouge du Tessin depuis 1996.
La Casa
Cantoni, un somptueux édifice à Cabbio, a été réaménagée
en centre d’information. Les visiteurs peuvent se
faire une idée des trésors à découvrir dans la Valle di
Muggio : les graa, ou séchoirs ; les nevère, anciennes
glaciaires ; les roccoli, tours pour attirer les oiseaux.
Silvia Ghirlanda, qui a oeuvré de nombreuses années en
tant que curatrice de la Casa Cantoni, déclare : « Nous
voulions montrer – notamment aux autochtones – à quel
point notre vallée est précieuse, et pourquoi elle doit
être protégée. Il faut les convaincre de rénover les bâtiments
de manière traditionnelle, sans introduire toutes
sortes de styles, comme ces blocs de béton sans goût à
Morbio, à l’entrée de la vallée. »
Des chèvres et des silos à
neige pour le lait – à l’Alpe
Nadigh, le tic-tac des montres
semble plus lent (photo : Iris Kürschner).
Des tours pour capturer les oiseaux, des caves pour conserver le lait
L’une des randonnées préférées de Silvia Ghirlanda mène
de Scudellate à Erbonne, plus ou moins à plat. Le village
se trouve déjà en Italie et n’est atteignable qu’à pied. L’un
des murs de pierres sèches restaurés par le MEVM borde
le sentier solitaire ; au début de l’été, des fraises sauvages
poussent dans ses fissures. Les néophytes s’étonneront devant la haute construction en pierre située à mi-chemin,
dans la forêt. « Pour pouvoir assurer sa survie, il fallait être
très inventif dans de nombreux domaines ici. » explique
Silvia. La capture d’oiseaux représentait un bon supplément
de revenu. Avec des appelants, on attirait les oiseaux migrateurs
à venir faire une halte dans le bosquet devant la tour.
Ensuite, on les effrayait de telle sorte qu’ils atterrissaient
dans des filets tendus. Les randonneurs qui veulent visiter
le roccolo, une tour à trois étages servant à capturer les
oiseaux, peuvent obtenir la clé à l’Osteria Manciana.
Sur les sentiers en direction du Monte Generoso, on tombe
aussi sur un héritage culturel surprenant. L’itinéraire qui
passe par l’Alpe di Sella mène sur des pentes nues où
le regard porte jusqu’à la plaine du Pô. Sur les alpages
archaïques que le chemin traverse, des constructions circulaires
attirent l’oeil. Si l’on regarde à l’intérieur, on constate que les trois quarts du bâtiment sont construits sous le sol,
à la manière artistique des murs de pierres sèches. Autrefois,
les paysans de montagne y entassaient les dernières
neiges de l’année. Ainsi comprimée, la neige servait à
conserver le lait au frais jusqu’à l’automne. Une solution géniale
pour cette montagne karstique, où il manque de l’eau
de source rafraîchissante. « Ces silos à neige circulaires
n’existent nulle part ailleurs en Suisse – du moins en aussi
grande quantité. » précise Ghirlanda. Le MEVM a répertorié
quelque 70 nevère, dont certains sont vieux de deux siècles.
Selon Silvia Ghirlanda, la plus jolie période pour randonner
au Monte Generoso va de fin mai à début juin. A ce moment-
là, les fleurs blanches des asphodèles scintillent sur
les prairies sèches, et les pivoines sauvages, si rares à cette
altitude, recouvrent le sol de tapis roses. Les géologues expliquent
l’extraordinaire richesse florale du Monte Generoso par sa fonction d’île durant les périodes glaciaires : cette
montagne des Préalpes a été épargnée par les glaciers,
si bien que différentes espèces ont pu y survivre. Ainsi, le
chemin menant péniblement au sommet, culminant à 1701
mètres, reste incroyablement varié.
La vallée de Muggio est une vallée typique des Préalpes, dont le territoire comprend neuf communes : Bruzella, Cabbio, Caneggio, Casima, Castel San Pietro, Monte, Morbio Superiore, Muggio et Sagno (photos : mendrisiottoturismo.ch)
Bien qu’il règne une
certaine agitation aux alentours de la station supérieure,
on trouve des points d’observation tranquilles le long de la
crête sommitale à la forme bizarre, en suivant des sentiers
qui requièrent d’avoir le pied sûr. La vue vers l’ouest
contraste fortement avec le versant ensoleillé. Sur des
parois fuyantes, des falaises calcaires accidentées tombent
abruptement dans le vide ; telle une pieuvre, le Lago di
Lugano tend ses bras aux eaux bleu acier vers le promontoire.
De l’autre côté se dressent les quatre mille valaisans ;
le massif du Mont Rose émerge, semblable à une tourte
blanche. On comprend aisément que ce spectacle ait valu au
Monte Generoso son surnom de « Rigi du Tessin ».
A quelques minutes sous la station supérieure, sur le
chemin menant à l’Alpe Nadigh, un calme absolu règne
à nouveau. Le chemin est bordé de genêts jaunes, et des
dalles rocheuses pointues dépassent du sol à la verticale.
« C’est ainsi que l’on sépare le bétail des pâturages prévus
pour la fauche. » déclare Silvia Ghirlanda, qui se construit
– avec son Paolo – une oasis pour ses vieux jours sur
l’Alpe Genor. Le frigidaire est en quelque sorte déjà fourni,
car deux nevère se trouvent sur le terrain. L’Alpe Nadigh,
située non loin, compte aussi deux silos à neige. Les
chèvres, curieuses, tournent généralement autour. Trois
frères y maintiennent une économie alpestre traditionnelle.
De retour à Scudellate, on voudrait bien boire une
bière. Mais l’Osteria Manciana est fermée. Piera et Guerino
sont intraitables. Ils s’offrent une sieste bien méritée et
ouvriront quand cela leur chantera. Oui, le temps prend
une autre dimension ici – et c’est bien ainsi.
Accès
Même si l'on veut pénétrer dans la Valle di Muggio par le haut, c'est très facile avec les transports publics : en train jusqu'à Capolago, où l'on prend le train à crémaillère pour le Monte Generoso. Depuis le bas, c'est-à-dire Mendrisio, des cars postaux descendent dans la vallée, en changeant à Morbio Superiore. En voiture, on passe également par Mendrisio et Morbio Superiore.
Informations
On trouve de nombreuses informations utiles sur ticino.ch et sur mendrisiottoturismo.ch une excellente carte d'ensemble des possibilités de randonnée, accompagnée d'une description des itinéraires.
Cartes
La carte Kompass n° 91 Lago di Como, Lago di Lugano, 1:50 000, couvre une grande partie de la région. Les cartes de swisstopo 1:25 000, feuille 1373 Mendrisio et feuille 1353 Lugano, sont plus détaillées. Malheureusement, le découpage des feuilles n'est pas pratique et il faut plusieurs cartes.
L' hébergement
Simple et moderne
Les hébergements sont rares dans la Valle di Muggio. À Scudellate, il est possible de passer la nuit à l'Ostello (auberge de jeunesse). Elle est gérée par l'Osteria Manciana et offre quatre dortoirs de six lits chacun, ostello-scudellate.ch.
On peut trouver d'autres hébergements via myswitzerland.com.
Manger
Caractère
Il est préférable de s'arrêter à l'Osteria Manciana à midi et de déguster les ossobuchi de Piera Piffaretti, osteria-manciana.ch.
Raffiné
Dans le village de Sagno, au pied du mont Bisbino, Riccardo Poggi ne cesse d'inventer des créations raffinées comme les courgettes fumées en barrique sur foin de fleurs, la purée de bolets au tobinambour ou la polenta gratinée au zincarlin. Les amateurs de viande se réjouiront des steaks de bœuf Wagyu du Tessin. L'Ul Furmighin a également fait son entrée dans le guide Slow Food. Le jardin de la cour intérieure est très agréable. Jour de repos le mardi, ul-furmighin.ch.
Traditionnel
Le Ristorante Lattecaldo ne jouit pas seulement d'une bonne réputation parmi les autochtones. Pour les plats tessinois faits maison, on utilise principalement des produits de la vallée de Muggio. L'emplacement verdoyant, un peu en dehors de Morbio Superiore, est également réjouissant. Jour de repos le mercredi, ristorantelattecaldo.ch.
Conseils
Des aperçus profonds
de l'histoire de la terre ont lavé la Breggia à la sortie de la vallée de Muggio. Plusieurs sentiers didactiques mènent à travers les gorges, qui ont été placées sous protection en 2001 en tant que premier géoparc de Suisse. En été, le Parco delle Gole della Breggia offre de magnifiques piscines pour la baignade, parcobreggia.ch
Des souvenirs insolites
Le Zincarlin est un fromage de caractère, comme toute la vallée. En 2004, il a été le premier produit Slow Food de Suisse. Le Gincarlin est un développement intéressant - au lieu d'utiliser du vin blanc, le Zincarlin est frotté avec du gin, et plus précisément avec du gin Bisbino, également produit dans la vallée. L'artisanat a certes son prix, mais il est incroyablement délicieux.
La fourmi sauve le village
Sagno aurait presque muté en village fantôme dans les années 90 si des habitants n'avaient pas pris l'initiative de fonder la coopérative Ul Furmighin (qui signifie fourmi). Dans l'ancien presbytère, on ne mange pas seulement délicieusement, on peut aussi passer la nuit et escalader le Monte Bisbino le lendemain.
Panorama avec sensations fortes
Sur la crête du sommet du Monte Generoso se trouve aussi une petite mais bonne via ferrata : la Via ferrata Angelino, moyennement difficile. La plupart du temps, on est tout seul sur le parcours d'escalade d'une demi-heure.
Ecomuseum
Il est indispensable de jeter un coup d'œil à la Casa Cantoni à Cabbio avant les randonnées. Exposition très vivante. Les connaissances préalables que l'on y a acquises permettent de découvrir la vallée de manière beaucoup plus intense. Ouvert tous les après-midi de 14h à 17h, sauf le lundi, mevm.ch.
Ancien artisanat
Le vieux moulin de Bruzella moud à nouveau et peut être visité de fin mars à fin octobre (vérifier les horaires d'ouverture avant). Il est accessible en 15 minutes à pied depuis Bruzella ou depuis Gabbio. La farine de polenta est également vendue sur place.
À travers le versant sud du Monte Generoso
- Durée : 4 h Parcours : 11 km
- Départ/arrivée: Scudellate (910 m), 16 km de Mendrisio.
- Caractère : randonnée facile avec quelques passages escarpés.
Restauration : Osteria Manciana à Scudellate ainsi qu'à la station supérieure - Botta's Fiore di Pietra - sur le Monte Generoso.
- Carte: Swisstopo 1:25 000, feuille 1353 Lugano.
- Route: De Scudellate, suivre le panneau indicateur en direction d'Erbonne. Passer devant l'ancien poste de douane, puis longer un beau mur de pierres sèches jusqu'à la chapelle San Antonio, avec vue sur Erbonne, qui se trouve déjà en Italie. Au prochain embranchement, prendre à gauche en direction de l'Alpe di Sella, monter une pente raide vers le Roccolo. À la bifurcation suivante, monter à droite (il n'y a pas de panneau) et passer par Pianella pour arriver à l'Alpe di Sella (1191 m, deux nevères). Continuer vers l'Alpe Piana (Nevèra). Il est possible de descendre à gauche jusqu'à l'Alpe Nadigh. Sinon, prendre à droite le chemin de crête qui monte au Monte Generoso (1701 m). Plus tard, longer la voie ferrée en direction de Bellavista jusqu'à ce qu'un sentier traverse à gauche. Passer devant l'Alpe Génor (deux nevères) pour arriver à l'Alpe Nadigh (deux nevères). Descendre à droite en pente raide vers Roncapiano et revenir par la route à Scudellate.
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