Le Lauteraarhorn est considéré comme le quatre mille le plus isolé des Alpes suisses. Rien que l’accès à l’Aarbiwak dure un jour entier. En rejoignant directement la route du col du Grimsel depuis le sommet, on a des chances de réaliser la plus longue course de sa vie. Et les impressions qu’elle laisse sont si profondes qu’on croirait avoir marché pendant des jours au cœur de la nature.
Nous nous trouvons un peu en-dessous du col du Grimsel, le long de la route. Il pleut. Le ciel est aussi gris que les sommets de granite et le barrage du Grimselsee. Les prévisions ne sont pas bonnes pour une montée à l’Aarbiwak. En clair, nous devrions marcher sept à huit heures sous la pluie et – après une courte nuit – remettre nos vêtements mouillés pour monter sur le Lauteraarhorn, à 4042 mètres.
Comme nous disposons de trois jours, nous modifions nos plans à la dernière minute : nous marcherons sous la pluie jusqu’à la Lauteraarhütte, à mi-chemin. Le lendemain, plutôt que de rejoindre le sommet, nous nous arrêterons au bivouac. Le troisième jour, nous relierons à grandes enjambées le sommet, puis la route du col. Pour être honnêtes, nous ne calculons pas précisément la durée du troisième jour de course. Tout ce que nous savons, c’est qu’il sera long. En effet, le Lauteraarhorn est considéré comme le quatre mille le plus isolé des Alpes, entouré de coulées glaciaires et de sommets évoquant un Karakoram en modèle réduit. Rien que le chemin à la Lauteraarhütte offre matière à rêver de montagnes, et cela malgré la bruine. Soudain, les nuages se déchirent et les eaux émeraude du Grimselsee scintillent en dessous de nous. Le rose des lis martagon se détache du vaste terrain alluvial fait de gravier et de sable, tandis que les sommets de granite se dressent autour de nous, leurs dalles si lisses que le rocher semble encore liquide. Les grimpeurs ont baptisé une de ces parois Eldorado, un lieu très prometteur, traversé depuis les années 1980 par des voies d’escalade légendaires, telles que Motörhead et Septumania, ouvertes par les tout aussi légendaires frères Rémy.
Arrêt intermédiaire, la Lauteraarhütte.
Aujourd’hui, on y vient surtout pour la Lauteraarhütte, qui s’accroche aux falaises de granite tel un nid de faucons et rappelle l’époque des pionniers. Les casseroles fument dans la minuscule cuisine ouverte, si petite que nous mangeons dans le séjour boisé en compagnie des gardiens et d’une poignée d’hôtes. De temps à autre, je jette un coup d’œil par la fenêtre en direction des puissants flancs neigeux et rocheux. Entre les nuages apparaît un sommet qui semble suspendu entre le ciel et la terre : le Lauteraarhorn. C’est dans cet univers que nous nous immergerons au cours des jours suivants. La région est si sauvage que je m’y sens encore comme une étrangère. Ici, le crissement de la glace sous nos pas, là le tintement des éboulis, semblable à celui de fragments de porcelaine. Nous monterons toujours plus loin le long des langues glaciaires, dans des combes recouvertes d’éboulis, sur les flancs de glace, le long de cours d’eau où bruissent les eaux de fonte avant de disparaître abruptement dans les moulins glaciaires tonitruants.
L’hôtel fait place à un bivouac
Les chercheurs ont commencé à s’intéresser à cette région il y a 200 ans. Des géologues, glaciologues, physiciens et leurs guides y ont construit une cabane, aguillée entre deux blocs de rocher sur le sommet d’une moraine et entrée dans l’histoire alpine sous le nom d’Hôtel des Neuchâtelois. Les chercheurs ont également signé quelques actions alpines historiques : par exemple, celle d’Arnold Escher von der Linth, qui a voulu réaliser, le 8 août 1842, la première ascension du Schreckhorn avec deux compagnons et cinq guides et qui a atterri, à la place, sur le Lauteraarhorn. Ainsi, le groupe a tout de même réussi la première ascension du sixième sur les 48 quatre mille suisses.
Lorsque nous atteignons le Strahlegggletscher, nous bénéficions du même spectacle que les pionniers : les imposantes pyramides rocheuses du Finsteraarhorn et du Lauteraarhorn et, entre elles, des crêtes, des tours et des dents rocheuses au pied desquelles coulent des fleuves de glace. La région est si solitaire que j’ai l’impression d’avoir marché des jours durant. Seuls quelques piquets de balisage çà et là nous rappellent que d’autres sont venus ici avant nous. Ces repères sont pratiques, car ils nous indiquent le chemin dans cette mer d’éboulis jusqu’au point où nous découvrons l’Aarbiwak, bien plus haut dans un flanc rocheux, à peine plus gros que les blocs qui l’entourent. Presque aussi simple que l’était l’hôtel des chercheurs d’autrefois, le bivouac est équipé de réchauds à gaz dans le hall d’entrée et de lits à étages dans la pièce. Ici, dans ce désert alpin, on se sent comme un bernard-l’hermite dans sa coquille. Un refuge que l’on quitte déjà à une heure trente du matin.
Dehors, les faisceaux lumineux de nos lampes frontales dansent dans la nuit, éclairant des éboulis toujours plus abondants jusqu’à ce qu’un éclat de glace apparaisse entre les pierres. Nous avons atteint le glacier et le remontons à pas réguliers. Nous sommes si absorbés par notre marche que nous éteignons les lampes et plongeons dans l’obscurité, la lumière des étoiles éclairant le glacier et les champs de tables glaciaires autour de nous.
Du bleu argent à l'abricot
Les premiers ascensionnistes ont marché ici à la lumière du jour, lors d’une matinée de neige fraîche, qui recouvrait les rimayes et « requérait une grande prudence ainsi que l’utilisation de l’échelle » – comme l’a consigné, quelques décennies plus tard, le chroniqueur alpin Gottlieb Studer au sujet de la première ascension. Quant à nous, nous rencontrons d’autres obstacles. Lorsque nous atteignons le couloir qui mène dans la face sud du Lauteraarhorn, haute de mille mètres, nous cherchons, à la lueur de nos lampes frontales, l’unique balisage de la course : une plaque réfléchissante à l’entrée du couloir. Celle-ci brille une dizaine de mètres au-dessus de nos têtes, mais des dalles recouvertes d’une couche de glace et d’un ruisseau de fonte nous en séparent.
Nous contournons la difficulté par des rochers mouillés un peu plus à droite, puis par des marches sableuses, avant de rejoindre l’itinéraire. Nous montons toujours plus haut sur des gradins rocheux, entourés des ténèbres où l’on peine à localiser les ruisseaux de fonte qui bruissent autour de nous. Ce n’est que lorsque les sommets environnants sortent de l’obscurité et que le Finsteraarhorn se pare de teintes bleu argent, puis abricot, que nous abordons la monotonie des longs passages en neige. Un pas, avancer le piolet, un pas, avancer le piolet – c’est ainsi que nous nous étions imaginé cette course. Ce que nous n’avions en revanche pas prévu, c’est que la neige serait dure comme de la glace. Seules les pointes des crampons y pénètrent. Nous nous demandons bientôt s’il ne serait pas plus agréable de crapahuter sur les rochers… Loin en-dessous de nous, nous découvrons une cordée qui fait demi-tour et redescend. Sinon, nous sommes seuls dans la face ; aucune menace de chutes de pierres donc.
Nous suivons l’itinéraire des premiers ascensionnistes : « Nous parvînmes à grimper en direction du sommet par ces rochers, malgré leur raideur. À l’exception de quelques ravins délicats, l’itinéraire ne présentait aucune difficulté particulière jusqu’à la hauteur de l’arête. » Nous sommes d’accord avec le professeur Escher et ses compagnons. Sur l’arête, peu avant le sommet, la pointe d’un rocher s’est placée en travers de leur chemin, « coupé de la masse principale de la montagne par une entaille de trois mètres de profondeur. » Effrayant le groupe, l’audacieux guide Bannholzer, a sauté en contrebas, sans corde, sur l’arête neigeuse. Les autres ont alors pu suivre, assurés par la corde.
Sur le sommet, pas encore à mi-parcours : il reste à effectuer quelque 25 km jusqu’à l’hospice du Grimsel.
La dent rocheuse se dresse devant nous, alléchante. Néanmoins, nous connaissons son prix et contournons donc son socle par un champ de neige, où nous percevons pour la première fois les quasi 900 mètres d’air qui nous séparent du Strahlegggletscher. Quelques minutes plus tard, nous n’avons d’yeux que pour une chose : l’arête sommitale. Nous escaladons son fil, composé d’un rocher compact, par des petits gendarmes, des dalles et des cheminées. Soudain, l’arête s’incline et nous atteignons le sommet en quelques instants. Devant nous, le majestueux Schreckhorn qui domine le vaste plateau ; tout autour de nous, les fleuves glaciaires et loin, loin en dessous de nous, la Lauteraarhütte, si minuscule qu’on croirait observer la Terre depuis un satellite.
Tandis que les premiers visiteurs du sommet ont poussé des cris de joie retentissants, nous restons plutôt silencieux. Contrairement à eux, nous ne mesurons pas l’humidité de l’air, ni ne traçons une esquisse du lichen nommé Xanthoria elegans. À la place, nous entamons la descente sans trop tarder. De fait, après la descente dans le flanc montagneux, viennent le Strahlegggletscher, le Finstaargletscher et l’Unteraargletscher. Nous passons à nouveau par la Lauteraarhütte, admirons le scintillement des lis martagon au soleil de midi et le moutonnement du Grimselsee à la tombée du soir. Nous atteignons la route du Grimselpass au crépuscule, achevant ainsi la plus longue course alpine de notre vie.
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