Equiper une voie d’escalade avec des spits est une chose ; munir une via ferrata de câbles, de marches et de broches en est une autre. Toni Fullin, gardien de la Bergseehütte et guide de montagne, connaît son métier. Il a déjà aménagé plusieurs via ferrata, à l’instar de « Krokodil » sur le Bergseeschijen. Dans cette interview, il nous explique comment naissent les via ferrata et pourquoi il les considère comme une évolution positive de l’alpinisme.
Ton premier projet de via ferrata était « Krokodil », à proximité de la Bergseehütte. Comment t’est venue cette idée ?
À vrai dire, une partie de ma motivation était commerciale. Il me semblait important que cette via ferrata soit accessible à un large public. Celle-ci devait donc être adaptée aux familles et offrir une alternative aux voies de plusieurs longueurs que j’ai également équipées aux alentours de la Bergseehütte.
Ton plan a-t-il fonctionné ?
Il semble avoir fonctionné. Je croise, chez nous, des visiteurs du monde entier. Toutefois, il est probable que cela soit également dû au fait que la pratique de l’alpinisme devient de plus en plus problématique en raison du changement climatique et de la fonte des glaciers. Les gens – mais aussi les régions touristiques, surtout les régions alpines telles que le Valais – recherchent donc des alternatives, comme les via ferrata.
La via ferrata peut-elle constituer une véritable alternative à l’escalade classique ?
Cela dépend de sa construction. Par exemple, je voulais que « Krokodil » soit la plus naturelle possible. J’y ai donc intégré peu d’éléments en fer, mais énormément de travail avec le rocher. J’accorde beaucoup d’importance à l’escalade authentique, contrairement à certaines via ferrata de France ou d’Italie qui sont plus ou moins constituées d’échelles de bas en haut.
Toni Fullin construit une autre via ferrata près de "sa" cabane : le Schijen Zwärg.
Pourtant, les puristes prétendent souvent que les via ferrata n’ont plus grand-chose à voir avec l’alpinisme et qu’elles gâchent les montagnes. Qu’en penses-tu ?
J’étais également sceptique vis-à-vis de tout cela. Lorsque je travaillais comme guide de montagne, j’étais si peu enclin à faire des compromis qu’il m’est arrivé d’arracher des spits parce que je voulais faire de l’escalade propre. Ma vision des choses a changé. Et je ne suis pas un cas isolé ; heureusement, d’autres alpinistes changent également d’avis.
Et comment évalues-tu l’impact écologique d’une via ferrata ?
Sur une via ferrata, on peut concentrer les grimpeurs sur un sentier unique. Je trouve cela sensé d’un point de vue écologique. Je vois souvent des oiseaux nicher à gauche et à droite du câble, ce qui est déjà plus problématique avec des randonnées T5 ou T6 hors sentier. En outre, une via ferrata peut être démontée sans laisser de traces.
Tu as été impliqué dans la construction de plusieurs via ferrata. Ce travail est-il à la portée de tous ?
Non. Notre travail est certifié et soumis à des règles qui doivent être respectées. Aujourd’hui, on ne peut plus monter du matériel au hasard sur le rocher.
À quoi ressemble une telle certification ?
Pour l’obtenir, on doit suivre différents cours sur les travaux acrobatiques et suivre de fréquentes formations continues. Il faut aussi de bonnes connaissances géographiques.
Cela signifie-t-il que, grâce à cette certification, les via ferrata sont sûres ?
Nous en sommes encore à la phase initiale. Il existe de nombreuses via ferrata – même récentes – qui ne répondent pas aux normes. Celles qui sont citées dans la littérature sont sûres. Au moins, au cours des dernières années, aucun accident dû au matériel n’a été recensé. Les exigences sont élevées, et de nombreux assainissements sont en cours. Par exemple, la via ferrata Diavolo, dans les gorges des Schöllenen, a récemment été entièrement assainie.
Comment fonctionne l’entretien et l’assainissement d’une via ferrata ?
Ces questions sont réglées dans un contrat d’entretien. En clair, nous devons régulièrement vérifier si tout est en ordre. Les contrôles ont souvent lieu au printemps. En moyenne montagne, la situation est peu problématique. En revanche, en haute montagne, là où les chutes de neige sont abondantes, il peut arriver qu’un ancrage se brise.
Un ancrage peut-il se briser uniquement à cause de la neige ?
Oui, les forces à l’œuvre peuvent être incroyablement puissantes. Lorsque la pluie et la neige tombées sur le matériel en octobre gèlent, plusieurs tonnes de glace sont accrochées au câble métallique. Le matériel se déchire littéralement. Il y a une dizaine d’années, un tiers de la via ferrata de Braunwald s’est cassé. Sur certaines voies, le câble doit même être démonté avant l’hiver car il est trop fortement exposé aux intempéries.
Beaucoup de critères doivent être respectés lors de la construction d’une via ferrata. Comment obtient-on une autorisation ?
Comme pour la construction d’une cabane ou d’une maison, une demande d’autorisation de construire doit être déposée auprès de plusieurs instances. Tout cela s’effectue par le biais de la commune et des propriétaires fonciers concernés. De plus, différentes associations environnementales doivent approuver le projet. La protection des animaux représente un thème prioritaire : les oiseaux nichant dans la paroi ou les animaux vivant aux alentours du départ de la via ferrata ne doivent pas être dérangés.
Voici à quoi cela ressemble sur le Krokodil.
Une fois l’autorisation obtenue, tu t’es lancé dans la construction de « Krokodil ». Combien de temps cela t’a-t-il pris ?
Deux semaines.
Seulement deux semaines ? C’est incroyablement rapide.
Oui, nous n’avions pas les moyens de faire appel à une entreprise de construction. Nous sommes donc deux à avoir mis la main à la pâte. Nous avons été très rapides. En revanche, nos journées de travail étaient très longues. Nous restions parfois jusqu’à 15 heures sur le rocher.
Quel a été le coût de la construction ?
Environ 65 000 francs incluant les heures de travail et le matériel.
Comment as-tu financé cette construction ?
À 90 % grâce à des sponsors. Par exemple, nous avons aménagé sur la via ferrata un banc pouvant être sponsorisé à hauteur de 500 francs. Et quelqu’un d’autre a mis à disposition le matériel de construction.
Les choses se passent-elles toujours ainsi ?
Non. J’ai déjà participé à des projets pour lesquels le mandat provenait d’entreprises de remontées mécaniques. Celles-ci recevaient un soutien financier de la Confédération, dans un objectif de promotion touristique pour ainsi dire.
Quelle est la longueur du câble que vous avez monté ?
Environ 400 mètres.
S’agit-il d’un câble continu ?
Il est divisé en plusieurs câbles de 50 à 100 mètres de long. Il est préférable de procéder ainsi pour des raisons de sécurité, car cela permet de tendre le câble plus fermement lors du montage. De plus, par respect pour l’environnement, nous ne voulions pas utiliser d’hélicoptère. Nous devions donc être en mesure de porter les morceaux de câble sur notre dos afin de les amener au sommet.
Vous avez donc porté 400 mètres de câble jusqu’au sommet par vos propres moyens ?
Exactement.
Et de quelle quantité de matériel avez-vous eu besoin au total ?
En comptant toutes les marches, les broches, etc., environ une tonne d’acier.
Comment installe-t-on un câble métallique sur le rocher ?
Avant le montage, nous avons doté la voie d’un balisage de couleur et y avons installé des spits normaux. Ensuite, nous avons relié le tout avec une corde statique. Nous avons utilisé cette corde afin d’aménager et percer notre itinéraire. Le câble métallique n’est arrivé qu’à la fin. Il est plus facile de l’installer de haut en bas. C’est la raison pour laquelle nous l’avons transporté jusqu’au sommet.
Avez-vous monté les marches et les broches en même temps ?
Une fois la corde statique installée, nous nous sommes concentrés sur de petits tronçons, avons transporté le matériel nécessaire et l’avons déposé sur la voie. L’un de nous perçait, tandis que l’autre collait. Ce travail nécessite un grand sérieux car la colle est extrêmement sensible aux températures. Lorsqu’il fait froid, elle durcit lentement. Lorsqu’il fait chaud, c’est le contraire. Les températures idéales se situent entre 10 et 20 degrés.
Une fois « Krokodil » terminée, quels ont été les premiers retours des gens ?
Ils avaient passé de très beaux moments. La plupart des gens apprécient beaucoup cet itinéraire. En grande partie parce qu’il nécessite un important travail avec le rocher. C’est une tendance que je remarque souvent : beaucoup d’amateurs de via ferrata veulent grimper de manière classique et n’utilisent pas les marches en acier lorsqu’elles ne sont pas nécessaires. C’est une évolution passionnante.
Depuis 32 ans, Toni Fullin, originaire de Flüelen, est le gardien de la Bergseehütte, au-dessus de Göschenen. Il a travaillé durant 40 ans en tant que guide de montagne dans le monde entier. Il a gravi des huit mille et réalisé quelque 600 premières ascensions. Il s’est ensuite spécialisé dans la construction de via ferrata avec son fils, également considéré comme un spécialiste du rocher et guide de montagne. En 2011, il a construit la voie « Krokodil » sur le contrefort du Bergseeschijen.
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